Burundi
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Marchés publics : un déficit de coercition

Même si l’arsenal législatif est suffisamment outillé pour sanctionner les fraudes observées dans l’octroi des marchés publics, des leaders de la société civile dénoncent des textes de loi rarement appliqués.

Par Alphonse Yikeze et Stanislas Kaburungu

Poursuivis par le ministère public pour favoritisme et gestion frauduleuse, B.N. et D.S. étaient respectivement directrice générale et directeur administrateur financier d’un institut d’enseignement public.

En date du 29 juin 2019, la brigade spéciale anti-corruption dit avoir été informée qu’il y a eu un détournement des matériels de magasin et que des marchés de fourniture ont été attribués en violation des dispositions législatives et réglementaires au sein de l’établissement.

D’après le ministère public, pour commencer avec une nouvelle année budgétaire 2018-2019, la direction de l’école avait initié une construction d’un atelier du département des sciences appliquées pour permettre aux étudiants de faire les travaux pratiques et les stages mais, accuse le ministère public, la gestion de ce budget a été entachée de beaucoup d’irrégularités.

Le ministère public ajoute qu’au cours de la période du 1er mai au 30 juin 2018, l’ENS a attribué plusieurs marchés en violation de la procédure de passation des marchés publics. Pour contourner cette procédure, précise le ministère public, ces marchés ont été morcelés et ont été attribués presque aux mêmes fournisseurs et ces derniers ont été contactés par le DAF. Il s’agit d’O.B., P.K., T.H., et J.M.

A l’occasion d’un contrôle effectué par l’Inspection Générale de l’Etat en 2019, une année après l’attribution et l’exécution desdits marchés, D.S. a fait savoir que parfois ces fournisseurs étaient payés avant la livraison totale du matériel pour lesquels ils avaient gagné le marché et que les prix avaient été surévalués et le matériel non encore livré équivalait à un montant de 22.677.850 BIF.

Un manque à gagner énorme

Le ministère public a établi que le préjudice subi par l’ENS s’évalue à un montant de 55.470.050 BIF. Il fait savoir qu’au cours de l’interrogatoire, la directrice générale de l’ENS a reconnu que tous les marchés de fourniture qu’elle a attribués sur la période du 1er mai au 30 juin 2018 se sont déroulés en violation de la procédure légale de passation des marchés publics, qu’elle n’a pas lancé d’appel d’offres et qu’elle n’a pas demandé une non objection à la direction de contrôle des marchés publics.

Elle a avoué aussi avoir payé les factures à des prix énormément élevés par rapport à ceux pratiqués sur le marché local mais qu’elle le faisait dans l’ignorance, avance le ministère public qui indique également que le DAF a aussi reconnu ses responsabilités.

De son côté, la Cour anti-corruption, dans son arrêt du 29 novembre 2022, tenant compte que les prévenus ont reconnu leurs responsabilités, qu’ils n’avaient jamais été poursuivis pour les mêmes faits auparavant et que le préjudice subi par l’école a été réparé, les a condamnés pour favoritisme et gestion frauduleuse à une servitude pénale principale d’un an assortie d’un sursis d’une année et à une amende de 10.000 BIF payable dans huit jours ou à défaut subir une servitude pénale subsidiaire de 6mois chacun.

Pour les fournisseurs, accusés de complicité à l’infraction de favoritisme, ils ont écopé d’une servitude pénale de 6mois assortie d’un sursis de 6mois et à une amende de 5000BIF payable dans huit jours ou à défaut subir une servitude pénale subsidiaire de 6mois chacun.

Le flou des marchés publics

Gabriel Rufyiri : « Le secteur des marchés publics au Burundi reste un secteur flou »

D’après Gabriel Rufyiri, président de l’Olucome, une autorité ne peut prendre part à un marché public dans une entreprise qui gagne le marché dans un ministère sous sa responsabilité. « La convention des Nations unies contre la corruption et la convention de l’Union africaine contre la corruption ont été ratifiées par le Burundi le 18 janvier 2005 et il y a eu promulgation d’une loi portant prévention et répression des actes de corruption et des infractions connexes le 18 avril 2006. Dans cette loi, il y a des infractions comme la prise illégale d’intérêt ; le trafic d’influence ; l’abus des biens sociaux et bien d’autres qui sont sanctionnés par cette loi. Et dans cette loi, il y a aussi une clause régissant les incompatibilités au Burundi. Un décret-loi de 1989 interdit aux officiels de l’Etat de s’adonner au commerce », fait savoir Gabriel Rufyiri, le président de l’Olucome.

Pour lui, le mécanisme de régulation des marchés public est régi par des lois ratifiées par le Burundi et il ajoute : « Nous avons un budget de plus de 2 mille milliards et 70 % de ce montant vont directement dans les marchés publics et la régulation de ces marchés est régie par des lois et des conventions internationales et aussi il y a des organes mises en places pour s’occuper de la gestion des marchés publics, notamment la direction nationale des marchés publics et l’autorité de régulation des marchés publics (ARMP) et ces organes sont chargés de suivre la gestion de ces derniers. »

Le président de l’Olucome cite également le service national des renseignements financiers émanant de la loi de 2008 régissant la lutte contre le blanchiment des capitaux. Pour lui, tout cet arsenal juridique n’est pas respecté puisque la plupart des marchés sont placés sous le régime des marchés secrets alors qu’ils ne le devraient pas. Il cite le marché des produits pétroliers, le marché des engrais, etc. Et de constater : « Le secteur des marchés publics au Burundi reste un secteur flou et cela entrave le développement du pays. J’appelle le président de la République à prendre le taureau par les cornes et le gouvernement ne devrait pas seulement dénoncer, mais plutôt agir. » Pour lui, les responsables ne devraient pas seulement être destitués mais aussi traduits en justice.

La fraude a pignon sur rue

Faustin Ndikumana : « Il n’y a pas de cadre cohérent de contrôle des finances publiques »

Le président du Parcem, Faustin Ndikumana, soutient qu’une autorité de l’Etat ne doit pas participer à un marché public gagné par une entreprise liée au ministère qui est sous sa responsabilité : « Un fonctionnaire ne peut en aucun cas participer à ce genre de marché public, une interdiction qui s’étend à ses parentés, et ces pratiques sont dénoncées dans le code des marchés publics. D’ailleurs, l’autorité de régulation des marchés publics devrait identifier les actionnaires pour voir s’il n’y pas de liens de parenté ou voir si les entreprises qui soumissionnent n’appartiennent pas directement ou indirectement à ces autorités. » Il affirme aussi que certaines entreprises privées ont des actionnariats appartenant aux épouses ou aux enfants des autorités publiques : « C’est une pratique qu’il faut décourager, cela saigne le trésor public et c’est une façon de piller sans vergogne les caisses de l’Etat d’une manière déguisée. » Le président de Parcem appelle les autorités de régulation des marchés publics à faire des investigations pour que de telles pratiques soient découragées.

Il souligne que le premier rôle revient à l’autorité des marchés publics qui doit faire un rapport annuel sur les marchés octroyés. « Ce rapport doit mentionner toutes les irrégularités et être soumis au Parlement mais parfois ce rapport n’est pas soumis ou est soumis tardivement ou encore n’est pas exploité. L’inspection générale de l’Etat a le pouvoir de faire des investigations sur ces entreprises publiques pour établir et constater ces irrégularités et ses rapports sont directement adressés à l’autorité de l’exécutif. Mais on ne sait pas à quoi sert l’exploitation de ces rapports. Même si on dit qu’il va y avoir une campagne de mise en application des recommandations, on ne voit pas des mesures coercitives prises à l’endroit des fonctionnaires qui se rendent coupables de mauvaise gestion à travers la passation des marchés publics », précise Faustin Ndikumana. Il ajoute qu’avec la nouvelle loi des finances publiques de juin 2022, l’inspection générale de l’Etat doit faire un rapport à la Cour des comptes et cette dernière a un droit de contrôle dans les ministères. « Actuellement, il n’y a pas de cadre cohérent de contrôle des finances publiques. Ces institutions travaillent de façon dispersée, leurs relations fonctionnelles ne sont pas claires. Il faut moderniser le cadre légal et institutionnel de contrôle de la gestion des finances publiques et essayer de l’adapter aux standards internationaux».

Faustin Ndikumana fustige l’impunité qui a pris une grande ampleur : « La justice semble être paralysée, il est rare de voir un haut fonctionnaire de l’Etat répondre de ses actes de corruption. Les actes de corruption et les infractions connexes sont perceptibles chez les grandes autorités qui gèrent les fonds colossaux des institutions, comme les ministères et ils continuent de se la couler douce même après qu’ils soient dénoncés par les hautes autorités, en l’occurrence le président de la République. La suite n’est pas été conséquente au niveau de l’action judiciaire, même si certains dossiers présentent des indices sérieux de culpabilité. C’est un handicap qui fait que les actes de corruption continuent à avoir pignon sur rue. »

Pas de suite du recouvrement spécial

Le président de la République a fait appel à un recouvrement spécial, mais Faustin Ndikumana assure que jusqu’à maintenant le gouvernement n’a pas donné de rapport sur l’argent remis : « On ne connaît pas le montant de l’argent remis à la banque centrale ni l’identité des gens qui ont versé l’argent. En outre, le mécanisme qui a été emprunté par le gouvernement est un mécanisme spécial qui n’est pas légal parce qu’on ne peut pas supplier les gens qui ont pillé sans vergogne les caisses de l’Etat de venir rembourser de leur propre gré l’argent qu’ils ont détourné. On ne sait pas s’ils pourront le faire de façon honnête puisque même leur identité n’est pas dévoilée. » assure-t-il.

Et de soutenir que l’argent du contribuable soit respecté pour inciter les gens à faire confiance aux autorités qui gèrent les fonds publics. Mais la loi anti-corruption à travers la prise illégale d’intérêt interdit à ces fonctionnaires de continuer à avoir des intérêts dans les entreprises qu’ils ont servies après leur destitution conformément à la loi. « Pour ce genre de pratique, la loi anti-corruption est assez claire, les mesures administratives seules ne suffisent pas pour lutter contre la corruption de façon efficace. Certes, c’est un préalable de mettre hors d’état de nuire mais il faut que la loi parle », a-t-il conclu.