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[Bande dessinée] «Paraiso», une certaine idée de l’enfer

Après le roman au long cours Tomino la maudite, Suehiro Maruo fait son retour chez Casterman avec Paraiso, un recueil de nouvelles sombre à souhait, autour des atrocités de la guerre. Les âmes sensibles sont prévenues.

Né en 1956, Suehiro Maruo n’a pas été un témoin direct des horreurs de la Seconde Guerre mondiale, mais le natif de Nagasaki a connu, enfant, la reconstruction et la transformation de la ville bombardée par les Américains en 1945. C’est après une carrière longue de près de quatre décennies, durant lesquelles l’auteur autodidacte a construit son imaginaire macabre, érotique et cauchemardesque qui a contribué à faire de lui l’un des grands auteurs de mangas (à défaut de faire partie des plus populaires), que paraît Paraiso.

Avec ce recueil de cinq nouvelles, Maruo compose autant de variations autour du thème de la guerre; toujours prêt à faire surgir la poésie de l’abomination la plus totale, il ancre cette fois ses récits dans un réel bien tangible, ses personnages essayant de survivre dans des champs de ruines, eux-mêmes théâtre de la décadence humaine.

Après l’imposant roman graphique Tomino la maudite (2021), œuvre-somme qui témoignait tant des obsessions thématiques que de la maestria graphique de son auteur, Suehiro Maruo revient à ses premières amours, la nouvelle – format de prédilection des récits qu’il publiait au tournant des années 1980 dans des revues pornographiques. Cinq histoires courtes liées par les mêmes thématiques et par leurs personnages, que l’on croise d’un récit à l’autre.

L’auteur de La Jeune Fille aux camélias (1984), Vampyre (1998) et La Chenille (2009) met à profit la finesse de son trait et le réalisme de ses dessins dans la recréation perturbante de scènes horrifiques où le fantasme n’a pas sa place : l’explosion de la bombe atomique, les ruines de Nagasaki et de Tokyo, et une plongée effrayante dans le quotidien des prisonniers des camps de concentration.

Malgré son titre – d’un sarcasme absolu –, Paraiso vise à la représentation d’une certaine idée de l’enfer, en gardant fermement les pieds sur terre. Le paradis promet de protéger du chaos, mais «seuls ceux qui ont le plus souffert pourront pousser (ses) portes», prévient Maruo. Autrement dit : le paradis est une chimère et, dans le martyr, l’auteur retient plus volontiers l’acte de souffrance – qu’il peut représenter dans les détails – que l’idée de sanctification. Mais le catholicisme, qui contribue à transformer en profondeur l’identité du Japon après la guerre, est sans cesse questionné.

Les hommes d’Église sont présents dans chacun des récits de Paraiso; sous le crayon de Maruo, ils prennent les traits soit de monstres intolérants, soit de victimes se servant de leur foi comme dernier espoir. Avec, parfois, une étrange résolution, à l’image de l’assassinat d’un prêtre pédophile par une bande de sans-abri venus réclamer de la nourriture, symbolisé par une reprise de la Cène avec les mendiants dans les rôles du Christ et de ses apôtres, puis mis en dessin avec une rare violence.

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Les premières cibles du chaos qui règne dans le Japon d’après-guerre sont, comme souvent chez Suehiro Maruo, les enfants. Pour les nombreux orphelins ayant survécu aux bombardements et à la catastrophe atomique, le calvaire continue : les uns sont placés dans des orphelinats catholiques où ils servent de proies aux adultes en soutane, les autres vivent dans la rue, quand ils ne sont pas envoyés sur le marché de la prostitution ou kidnappés pour être réduits à l’état d’esclaves sexuels.

Les images choquent, mais trouvent toujours une porte dans la poésie bizarre de Maruo, comme avec le personnage de «Dodo la monstrueuse», dont l’allure de squelette terrifie les gamins de la rue, jusqu’à la révélation de son passé de survivante de la bombe atomique. Ailleurs, c’est encore l’idée du paradis qui sauve les enfants, pris au sens littéral (c’est le cas de Sayo, la petite fille abusée par le prêtre, qui prend d’ailleurs les traits d’autres héroïnes «maruesques» au destin tragique, comme Tomino ou Midori) ou figuré, quand il amène ses personnages à trouver le salut dans l’art (Maruo reproduit des planches entières de Lost World d’Osamu Tezuka, paru en 1948). Qu’il donne à voir l’innommable ou qu’il fasse apparaître le sublime, mais toujours avec un regard subversif, Suehiro Maruo sonde comme personne la perversité de l’âme humaine.

Paraiso, de Suehiro Maruo. Casterman.