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[Critique ciné] «Inside» : Willem Dafoe dérègle de l’art

Dans Inside, Willem Dafoe joue un voleur d’art dans la continuité des personnages aux confins de la démence qui lui ont récemment permis de dévoiler une sensibilité performative ahurissante.

Depuis les temps où Harold Lloyd et Buster Keaton tournaient d’impressionnantes cascades au péril de leur vie, la frontière entre jeu d’acteur et performance artistique a soulevé bien des questionnements. Les mutations parallèles de l’art contemporain et du cinéma, à partir de la seconde moitié du XXe siècle, ont continuellement incité les cinéastes à repositionner les curseurs tout en s’influençant l’un l’autre. Devant la caméra de Werner Herzog, le fou furieux Klaus Kinski élève la performance sans filet au rang d’art (Aguirre, 1972; Fitzcarraldo, 1982).

À différents degrés, The Driller Killer (Abel Ferrara, 1979), Bronson (Nicolas Winding Refn, 2008) et The House That Jack Built (Lars Von Trier, 2018) visent à atteindre le beau – au sens d’Hegel – à travers un protagoniste qui incarne l’incidence de la violence sur la création artistique et vice versa. On peut aussi mentionner Tár (Todd Field, 2022) et sa façon de questionner le sujet brûlant de la séparation entre l’œuvre et l’artiste, tout en faisant du personnage une œuvre d’art à elle seule.

Une intrigue en trois temps

Pour Willem Dafoe, le rôle de voleur d’art qu’il incarne dans Inside se place dans la continuité de personnages isolés et aux confins de la démence, et qui lui ont récemment permis de dévoiler une sensibilité performative ahurissante – dans At Eternity’s Gate (Julian Schnabel, 2018), récit des dernières années de Vincent Van Gogh, le voyage halluciné Siberia (Abel Ferrara, 2020), ou avec la folie sauvage de The Lighthouse (Robert Eggers, 2019), Dafoe propose trois lectures différentes d’une même approche expérimentale du jeu d’acteur. Cette fois, Willem Dafoe se retrouve pris au piège dans un penthouse new-yorkais qu’il ne devait visiter que quelques minutes, le temps de dérober quelques œuvres d’Egon Schiele et de prendre la poudre d’escampette. Abandonné par son coéquipier à l’intérieur de cette maison-musée hyperconnectée, le voleur n’a aucun moyen d’appeler à l’aide; seul au milieu des œuvres, il est obligé de survivre et doit redoubler d’inventivité pour parvenir à s’échapper.

Inside est coincé quelque part entre Robinson Crusoé, la «trilogie de béton» du romancier britannique J. G. Ballard et les prémices de La sindrome di Stendhal (Dario Argento, 1996), sans jamais savoir sur quel pied danser. À en juger par le scénario, ce n’étaient pourtant pas les idées qui manquaient : la survie dans une maison de luxe privée d’eau courante et dépourvue de provisions, le rôle de «grand méchant» joué par un climatiseur qui passe d’une température extrême à l’autre, un écran de télésurveillance comme seule fenêtre vers l’extérieur… Le film distille tout un éventail de possibilités qu’il n’aborde qu’en surface, faisant d’elles les simples rouages d’une trame qui peine à avancer et qui, par la même occasion, envoie tous les points de réflexion artistiques et philosophiques dans une impasse.

L’approche esthétique n’est jamais aussi pertinente que lorsqu’elle scrute son unique personnage

Car il y a bel et bien un discours intéressant amené par cette intrigue qui se déroule en trois temps. D’abord, la longue contemplation de la demeure et des œuvres qui y sont accrochées, puis leur destruction et, enfin, la nécessité de créer quelque chose de nouveau à partir des débris. Les déambulations du voleur, tantôt presque nu, tantôt sous plusieurs couches de vêtements, et la façon dont le réalisateur s’attarde sur les œuvres ont bien quelque chose à dire sur la valeur de l’art. Non pas en termes de chiffres, mais de sens : que vaut une œuvre quand son seul public est un homme en détresse ?

Approche esthétique mi-épurée, mi-expérimentale

Entre l’ouverture de l’esprit inspirée par les œuvres et l’observation des petites choses du monde qui l’entoure à travers une télévision, le voleur faire vite son choix : c’est la vie dehors qu’il convoite. Pour y arriver, il devra lui-même se transformer en artiste et tentera, notamment, de briser une vitre à l’aide d’oranges pourries sculptées dans le béton, puis construira une tour à l’aide de mobilier de designers et de sculptures pour trouver une autre issue. L’instinct de survie est le moteur qui garde le personnage éveillé, c’est aussi à travers lui que l’art trouve une nouvelle signification. Mais tout tourne un peu court dans ce film qui a du mal à formuler ses pensées, et qui trouve une échappatoire dans une série de séquences d’hallucination, pas vraiment du meilleur effet.

Reste une approche esthétique mi-épurée, mi-expérimentale, jamais aussi pertinente que lorsqu’elle scrute son unique personnage. Willem Dafoe y est filmé de manière inédite, une silhouette élastique bloquée à l’intérieur d’un tombeau de pharaon postmoderne. Son corps osseux, étudié en gros plans, et les angles de caméra choisis sculptent le personnage à l’image des argiles brutes de Rodin et trouvent leur inspiration dans la représentation expressionniste du corps par Egon Schiele, à juste titre. La performance de l’acteur est remarquable, et tant pis si elle bouleverse toutes les idées un peu simplistes de ce film à moitié réussi; la seule véritable œuvre d’art à contempler ici, c’est Willem Dafoe.

Inside de Vasilis Katsoupis. Avec Willem Dafoe, Gene Bervoets, Eliza Stuyck… Genre thriller / drame. Durée 1 h 45