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Tania Soubry : «Face à l’urgence, il y a un manque politique»

Avec « DJ Whimsy or What Will the Climate Be Like ? », la chorégraphe Tania Soubry invite à une rave party qui sera le théâtre de réflexions sur le rôle de l’humain dans la dégradation du climat. Rencontre.

C’est depuis Londres, où elle réside et travaille, que Tania Soubry répond aux questions du Quotidien. Encore préoccupée par le développement de «quelques détails», la chorégraphe luxembourgeoise présentera mardi et mercredi au Grand Théâtre sa nouvelle pièce, DJ Whimsy or What Will the Climate Be Like ?, une exploration de la catastrophe climatique et de l’influence de l’humain sur la dégradation de l’environnement sous la forme d’une rave party partagée par trois danseurs et un DJ. Tania Soubry y mêle recherches et réflexions personnelles sur les questions environnementales, tout en soulignant le rôle libérateur de la musique, une énergie renouvelable comme une autre…

Comment est née l’idée de cette pièce ?

Tania Soubry : C’est un chemin qui a été long. J’avais commencé avec une collaboratrice un projet de recherche intitulé Brave (K)New Rave, en référence au roman d’Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes – en anglais, le verbe « to rave » signifie s’extasier. Pour nous, le sens était de s’extasier sur le monde qu’on voulait créer : le pouvoir du mouvement rave résidait dans le collectif, son sens de la libération et du bien-être.

L’idée de départ était de danser sur nos propres mots : j’avais écrit un texte, des chansons… C’était une histoire, une façon personnelle de raconter un système qui va droit vers la destruction. En même temps, c’était aussi une réflexion sur le néolibéralisme, qui a pris forme à la fin des années 1970, anticipant de quelques années le mouvement rave. C’était un moment dans notre histoire récente où la politique a abandonné ses responsabilités envers l’environnement, mais aussi envers la société. Le texte que j’avais écrit réfléchissait à la manière dont on pouvait retrouver ces valeurs, cette responsabilité.

Pourquoi avoir fait évoluer ce projet ?

Tel que la performance avait été imaginée, j’étais seule avec le texte. D’un côté, le covid m’empêchait de faire un projet immersif; de l’autre, il y avait l’appel à projet d’Annonay pour une pièce théâtrale. Je m’imaginais mal monter un projet immersif sur scène, et puis les différentes dynamiques du texte se prêtaient bien à être transformées en personnages à l’intérieur d’un projet théâtral. Enfin, plutôt que de parler du néolibéralisme, il me semblait plus important de parler d’un sujet vraiment urgent : pas seulement le changement climatique, mais la dégradation environnementale. « Climat » est le mot que j’utilise car il me permet aussi de parler du climat social.

Ces trois personnages, de quoi sont-ils les archétypes ?

Ce qu’il reste de ma réflexion sur le néolibéralisme est incarné par le personnage du politicien. Lui est pris dans des tensions : d’une part, son rôle est de répondre à l’urgence, de l’autre, il est esclave du profit. C’est ce que l’on voit tous les jours avec nos hommes politiques. Regardez la déception qu’a été la COP27, surtout au vu du nombre d’activistes pour le climat emprisonnés en Égypte… Face à l’urgence, il y a un manque politique.

Un autre personnage est l’archétype du business as usual, l’image de ces industries qui nient le changement climatique et qui empêchent le progrès. Face à lui, le politicien pourrait tout à fait être un héros; s’il ne l’est pas, ce n’est pas seulement pour des raisons économiques, mais aussi parce que les citoyens placent trop d’espoir dans le fait que la politique doive prendre en charge ces questions, au point de négliger la responsabilité collective. Ce qui nous mène au troisième personnage, sous lequel je voulais représenter tout à la fois le peuple, les réfugiés climatiques et les activistes du climat.

La complexité de l’être humain fait aussi que ces trois archétypes existent souvent dans une seule et même personne…

Oui, ils font tous partie de nous-mêmes. La pièce est écrite de telle manière que l’on peut s’identifier à tous ces personnages, qui existent simultanément dans notre subconscient.

Une rave, à la différence de notre système, on peut en sortir quand on veut

Il y a un quatrième personnage sur scène, le DJ. Qui est-il, et comment interagit-il avec les danseurs ?

Le DJ, c’est moi! Dans ce rôle, je suis le temps, the weather. La musique, c’est un peu le climat. La présence des personnages, leurs mouvements, leurs chants, tout cela a un effet sur l’atmosphère. La relation entre les danseurs et le DJ est discrète, mais les effets que l’un a sur les autres – et réciproquement – s’entend dans le son.

En quoi la rave party est-elle représentative de notre société ?

Moi, je sortais en rave, j’aimais ça, et elle m’a toujours paru être un microcosme. J’appelle ça en anglais unsustainable energy management («gestion non durable de l’énergie»). Comme une machine qui accélère et qui dépasse ses propres capacités en termes d’énergie. Mais une rave, à la différence de notre système, on peut en sortir quand on veut. Notre monde est devenu individualiste, la technologie empêche les corps de se retrouver et de ne faire qu’un.

Les conversations entre mes personnages pouvaient être « samplées », comme un morceau de musique (…) La récupération, c’est écolo, non?

Après une pandémie mondiale, la rave prend même des airs de combat contre l’anxiété générale…

Ça fait tellement de bien d’être en présence d’autres personnes, de danser ensemble… C’est une transe cosmique dans laquelle on entre tous ensemble! Sans généraliser, bien sûr, il y a aussi des personnes qui n’aiment pas ça. Mais c’est un moment qui nous reconnecte à quelque chose. Le rythme est souvent un hot beat, proche de notre corps; la danse, elle, est régénératrice. On se laisse aller, on improvise, on ne se focalise pas sur soi-même, on s’ouvre aux autres… C’est très différent, même de la danse comme pratique sportive ou artistique : on appréhende l’espace d’une autre façon, et on se sent différemment.

Vous avez inclus des extraits de chansons célèbres dans ce même souci de collectivité, de « ne faire qu’un » aussi à travers notre mémoire musicale commune ?

Pas uniquement pour cette raison. À travers mon rôle de DJ, j’ai pensé que les conversations entre mes personnages pouvaient être « samplées », comme un morceau de musique. Autrement dit : elles sont faites d’échantillons d’une matière qui existe déjà. La récupération, c’est écolo, non? Puis une autre raison est que j’ai réalisé que les trois archétypes que je présente dans la pièce existent aussi dans la musique populaire : la cupidité, cette envie très capitaliste de faire succès, donc faire de l’argent; le côté séducteur du politicien, qui invite à lui faire confiance; et le chant populaire, né de la révolte, qui dénonce un système qui oppresse les gens. La culture populaire, c’est quelque chose de très fort : si elle a réellement une influence sur la société, comment peut-on l’utiliser pour parler de la question climatique? On a travaillé avec des chansons qui parlent de chaleur, du feu, mais qui n’ont pas pour sujet le climat. Bruce Springsteen : I’m on Fire. Alicia Keys : Girl on Fire… Ces chansons parlent de sexe, nous, on se les réapproprie dans un geste un peu absurde.

La musique et la danse ont-elles le pouvoir d’être des vecteurs de justice ?

Avec la danse, on pense avec tout le corps, on s’ouvre et on ouvre les sens. Ça en appelle à l’intelligence. La musique aussi a un côté tribal, elle peut amener les gens vers un certain état. Mais elle a un autre énorme pouvoir : celui d’entrer dans nos oreilles. On ne peut pas ne pas l’écouter. Voilà pourquoi je me suis demandé comment la musique populaire utilise ce pouvoir. Aujourd’hui, on n’entend pas de chansons populaires qui portent un message fort : ce sont surtout des chansons d’amour ou de vengeance (elle rit). Des choses pas très profondes… Il n’y a pas si longtemps, des mouvements musicaux ont amené beaucoup de changement dans la société : la techno et la dance viennent de la culture afro-américaine et se sont développées dans les mouvements LGBTQ+. Dans les années 1960, notamment avec les mouvements féministes, la musique faisait partie intégrante des changements sociaux. J’aimerais qu’elle joue ce rôle encore aujourd’hui.

DJ Whimsy or What Will the Climate Be Like ?, les 6 et 7 décembre, à 20 h. Grand Théâtre – Luxembourg.