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Anniversaire de la disparition de Glenn Gould: «Il a détruit les bases de l’interprétation»

Il y a quarante ans, le 4 octobre 1982, le célébrissime pianiste canadien Glenn Gould s’éteignait à Toronto à l’âge de cinquante ans, après une attaque cérébrale. Musicien surdoué et génial, admiré sur tous les continents, il est connu comme l'un des plus grands interprètes de Jean-Sébastien Bach. Bien plus qu’un pianiste, Glenn Gould est un artiste d’une profonde originalité, explique Bruno Monsaingeon qui l’a longuement côtoyé dans le cadre de films musicaux devenus légendaires.

RFI: Quel regard portez-vous sur ces 40 dernières années sans et avec Glenn Gould ?

Bruno Monsaingeon: C’est quelque chose de très curieux. D’abord, 40 années, ça me semble grotesque parce que c’est presque un demi-siècle ! Et j’ai la curieuse impression qu’il n’est pas mort. Que s’est-il passé ? Il est mort physiquement. Mais le reste de son message est absolument présent. On a beaucoup répandu l’idée que j’étais un menteur et que j’avais été engagé par Glenn pour répandre le mensonge, et qu’en réalité il était vivant et se cachait chez moi ! J’ai eu des messages, d’Amérique notamment, affirmant de manière péremptoire que tout le monde était au courant que Glenn se cachait chez moi pour observer les réactions qu’avaient entraînée l’annonce de sa mort. D’une certaine manière, ils ont raison. Un certain nombre de personnes à travers le monde, et je ne parle pas d’une secte, ont le sentiment très fort de la présence de Gould, parce que l’impact qu’il a eu sur eux n’était pas simplement l’impact d’un grand pianiste. Il y avait quelque chose en plus qui n’appartient qu’à lui. C’est peut-être simplement le fait que l’on a peu à peu accès à ce qui est la pensée de Gould, énoncée avec une force littéraire absolument extraordinaire.

Prélude n°1 BWV 846 du Clavier bien tempéré (1er livre) - J-S. Bach

Récemment, un magazine musical s’interrogeait sur ce qu’il reste de Gould 40 ans après sa disparition…

J’ai lu ce magazine, il y a toute une série de textes qui ne sont pas si mal. Et ça se termine par « de Glenn Gould il ne reste rien ». Placé dans cette perspective, dans 4 milliards d’années le système solaire aura disparu. Je crois que celui qui a écrit cela sur Gould anticipait de 4 milliards d’années, c’est un peu beaucoup. Ce qu’il reste de Gould, c’est ce qui vit chez des milliers et des milliers de personnes. Gould, ce n’est pas uniquement Jean-Sébastien Bach, c’est un message transcendant. C’est pour cela qu’il subsiste, tout simplement. Avec Gould, on adhère à quelque chose. Ce n’est pas une religion ou un fanatisme, on adhère à un mode de pensée. Pas besoin d’être d’accord ou pas d’accord, c’est quelque chose d’un autre domaine. Gould avait une modestie, par le sens du relativisme. Je crois que l’opinion extérieure ne l’intéressait pas. Ce n’est pas quelqu’un qui cherchait la louange. Avec la musique, on peut jouer au jeu des comparaisons. Le concerto de Beethoven pour violon, qui est le meilleur, Oïstrakh ou Menuhin ? Etc. Avec Glenn Gould, la comparaison est un jeu inutile. Parce que vous écoutez un disque et vous êtes littéralement submergé.

Partita n° 6 en mi mineur - J-S. Bach

Si Gould a tellement touché le genre humain, n’a-t-il pas en fin de compte laissé un horizon indépassable après lui ?

Oui, surtout quand il déclare : « à quoi bon exercer cette profession si on n’a rien d’original à dire, si on ne fait que répéter ». Gould a une manière de voir comme un peintre abstrait, même si ça reste très concret. Il a une vision spécifique de manière extraordinairement parlante en musique. C’est une indépendance par rapport à la partition. Il exécute les notes avec une précision clinique, mais il a ce regard tout à fait individuel et qui a correspondu finalement à la renaissance de Bach. L’idée de Gould c’est que si vous avez quelque chose à dire c’est parfait, autrement vous êtes un parasite, vous êtes inutile. Ce qui place la barre horriblement haut.

Sonate n° 7 en si bémol majeur op. 83 - Sergeï Prokoviev

Comment était perçue à l’époque sa vision de l’interprétation ?

C’était un incompris et aussi une menace. Le milieu musical a bien moins accepté Gould que le milieu intellectuel ou le milieu général de la population. Les musiciens étaient menacés dans leur existence même. D’année en année, on reproduit, on redonne des concerts… Donc Gould est une menace pour les gens qui se reposent sur leurs lauriers, c’est clair. S’il a été mal accueilli par le milieu musical, c’est pour cela et c’est aussi parce qu’il a détruit les bases sur lesquelles l’interprétation était fondée. Dans les sonates de Mozart, Gould a introduit la dimension humoristique qui s’y trouve de manière extraordinaire, par exemple en inversant des accords. C’est une merveilleuse manière de voir Mozart, mais quand ce disque est sorti on a dit que Gould était fou, qu’il était un personnage dément. En fait, Glenn Gould donne à chacun en tant qu’interprète la possibilité de l’interpréter de mille manières.

Prélude n°2 BWV 847 du Clavier bien tempéré (1er livre) - J-S. Bach

Comment se passait votre travail avec Glenn Gould ?

Une complicité totale dans la mise en scène et dans le scenario.  Mon travail avec Gould était un travail sur lui bien entendu, mais aussi sur moi. Je pense m’être exprimé là-dedans de manière totale. Or on a recouru à tous les artifices. Les Goldberg c’est quelque chose qui a pris un temps considérable. J’avais tout préparé dans un découpage précis, et on travaillait variation par variation, puis après segment par segment. La plupart du temps on faisait une prise, et on allait écouter et visionner, et là je n’ai jamais eu la moindre remarque de lui au point de vue visuel. Après, il appelait l’accordeur et il travaillait sur le piano qui devait être en état parfait. Toutes les 10 minutes, il y avait une retouche du piano. Si le piano avait la moindre inégalité, il fallait que ce soit corrigé parce que ce n’était pas supportable pour lui.

Variations Goldberg - 1981 - J-S. Bach

Le 4 octobre 1982, vous avez perdu bien plus qu’un partenaire de travail…

Nos conversations ont été amorcées en juillet 1972 et se sont terminées en septembre 1982 avec sa mort, enfin cette attaque cérébrale le 25 septembre, le jour de son anniversaire, le lendemain de notre ultime conversation. La dernière fois que je l’ai vu physiquement, en juin 1982, il était de plus en plus dans une forme contemplative. On pouvait rester des heures avec lui sans parler. Ça se passait en général avec l’écoute de la musique, parce qu’il y avait une manière quasiment obsessionnelle d’avoir la présence de la musique. La dernière chose qu’on a écoutée en 1982, c’est la Symphonie alpestre de Strauss dirigée par Karajan. Il avait une passion pour ces choses-là, on l’a écoutée cinq fois dans la nuit. C’était quelqu’un qui avait quitté une sorte d’exubérance. Il m’avait répété qu’à 50 ans il arrêterait de jouer du piano pour se consacrer à son œuvre littéraire, probablement une autobiographie fictionnelle. Il m’a aussi toujours dit que s’il avait soudainement une envie d’enregistrer quelque chose, il aurait été prêt. Et il est mort le jour de ses 50 ans avec une attaque cérébrale qui l’a mis dans le coma, jusqu’au 4 octobre. C’est quelque chose d’extraordinairement prémonitoire dont je n’avais aucun signe manifeste. Pourquoi Glenn m’a-t-il fait un accueil aussi extraordinaire ? Pourquoi cette amitié aussi incroyablement professionnelle qui s’est doublée d’une complicité musicale ou de pensée, alors qu’il était un génie et moi je n’étais jamais que moi-même… J’y ai souvent pensé.

Bruno Monsaingeon, septembre 2022.
Bruno Monsaingeon, septembre 2022. © RFI/Nicolas Sanders

On a souvent désigné Gould comme un « extra-terrestre », « l’homme du futur », en quoi était-il hors de son temps ?

Internet, c’est exactement ce que Gould a décrit, quand la présence physique de l’interprète n’est plus nécessaire. Il a beaucoup correspondu avec McLuhan, cela faisait partie de l’essentiel de ses préoccupations et de ses écrits. Il écrivait les choses avec 50 ans d’avance, mais pour lui ce n’était pas une description de devin, cela allait arriver de toute façon. Comme la vidéo quand il parlait de « video cartridges » pour évoquer des cassettes. Toutes les méthodes qu’il décrit ne sont pas des méthodes qui lui appartiennent à 100%, tout le monde a fait du montage, ou pas de montage. C’est une philosophie qu’il décrit, ce n’est pas du tout uniquement un mode d’action. On a beaucoup discuté ensemble du concept d’avant-garde qui le rendait fou. Il disait que le critère ne pouvait pas être cela. Bach n’a pas écrit des menuets, il a continué à écrire de la musique d’arrière-garde, alors que l’avant-garde justement c’était le menuet. La fugue est morte, vive le menuet, Bach n’a pas fait ça. Gould avait cet équilibre entre les formes qui n’avaient pas à être d’avant-garde, et le contenu qui bien entendu dépassait de loin son époque, vers l’avenir. Je crois que c’est l’intemporalité qui fait la postérité, ça j’en suis persuadé. Et c’est le cas de Glenn.

« Poroppopompeipopappapaaa » Glenn Gould en répétition avec Bruno Monsaingeon

Entre Glenn Gould et Bruno Monsaingeon, une alchimie

Violoniste, écrivain, Bruno Monsaingeon est le réalisateur de nombreux films musicaux avec les plus grands interprètes du XXe siècle, de Yehudi Menuhin à Sviatoslav Richter, en passant notamment (la liste est vertigineuse) par Dietrich Fischer-Dieskau, David Oïstrakh, Friedrich Gulda, Zoltán Kocsis… et Glenn Gould. Auteur de huit films avec le grand pianiste canadien qu’il a longuement côtoyé, Bruno Monsaingeon est également traducteur de ses écrits qu’il a publiés au travers de cinq livres.

Pur enfant prodige, chez qui l’oreille absolue est découverte à l’âge de 3 ans, Glenn Gould connaît le succès à 23 ans avec l’enregistrement des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach, en 1955. Moins de dix ans plus tard, au sommet de sa notoriété, il abandonne définitivement les concerts qui ne répondent pas à son idéal de perfection, et se consacre exclusivement à l’enregistrement où il est en maîtrise totale du son. En 1981, Glenn Gould enregistre une seconde fois les Variations Goldberg, filmées par Bruno Monsaingeon.

Bien plus qu’un pianiste ou un interprète, Glenn Gould est aussi un compositeur, un écrivain, un homme de radio et de télévision, épris de technologie du son et de l’image, féru des théories de la communication qu’il a lui-même alimentées. En 1982, le 25 septembre, jour de son cinquantième anniversaire, il est foudroyé par un grave accident cérébral qui le plonge dans le coma. Il décède quelques jours plus tard, le 4 octobre.

La filmographie de Bruno Monsaingeon