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Cannes 2023: «Anselm», Wim Wenders lève deux tabous sur l’artiste Anselm Kiefer

« Anselm », présenté en séance spéciale au Festival de Cannes, est une sensation, un voyage cinématographique sculptural en 3D à travers la vie et les gigantesques ateliers de l’un des plus grands artistes contemporains. Le réalisateur allemand Wim Wenders, Palme d’or en 1984, est le premier qui a pu filmer le processus de création inouï du très mystérieux Anselm Kiefer, démiurge mondialement respecté et redouté pour ses extraordinaires tableaux et installations mystiques et monumentales. Et Wenders nous aide aussi à comprendre le tabou autour de la relation cruciale d’Anselm Kiefer avec son père. Entretien.

RFI : Wim Wenders, vous avez réalisé un film sur Anselm Kiefer intitulé Anselm. Qui a réalisé ce film, Wim ou Wenders ?

Wim Wenders : C'est un film très personnel de Wim. Je me suis toujours senti très proche du travail d'Anselm. Nous nous connaissons depuis plus de trente ans. Et j'ai toujours eu le sentiment que c’est quelqu'un qui racontait avec des moyens, des racines et des savoirs que je partageais. Anselm et moi, il y a 30 ans, nous avons déjà parlé de faire un film. Et j'ai toujours eu le sentiment que si nous le faisions un jour, ce serait un film très personnel de ma part. C'est donc Wim qui a réalisé le film et je ne saurais plus avec quelle recette nous l'avons fait. J'ai fait le film avec mes tripes. J'ai tourné pendant six périodes différentes, j'ai fait des pauses, j'ai monté, j'ai réfléchi à ce que nous allons faire ensuite, où nous devons aller encore une fois... Nous avons tourné deux fois dans son terrain et atelier à Barjac, une fois en été, une fois en hiver. Nous avons tourné deux fois dans son grand studio près de Paris. Nous sommes allés sur le Rhin, là où lui et moi, nous avons grandi. Puis, nous sommes allés dans l'Odenwald, où il a vécu ses dix premières années en tant que peintre inconnu. Nous avons pris six fois le temps, à chaque fois renouvelé, de nous engager et familiariser avec une période de sa vie, et de peindre ensuite un grand tableau. Cela nous a permis de vraiment faire entrer le spectateur dans cette vie et dans ce travail insaisissable.

Et depuis que nous avons arrêté de « peindre » notre film, cet homme a encore produit tellement de choses. Je pourrais faire un tout nouveau film là-bas. Depuis notre tournage, il a produit un nombre incroyable de nouvelles œuvres, des centaines de tableaux.

« Anselm », un film en 3D de Wim Wenders sur l’artiste allemand Anselm Kiefer.
« Anselm », un film en 3D de Wim Wenders sur l’artiste allemand Anselm Kiefer. © Road Movies

Dans votre langage cinématographique que vous utilisez pour Anselm, vous établissez de façon très vite, très claire, très intense et infiniment émouvante une comparaison entre les paysages de ruines de l'Allemagne d'après-guerre dans lesquels Kiefer est né en mars 1945 et les immenses ateliers de l’artiste qui ressemblent à de véritables forêts de sculptures et installations. Ces ateliers, sont-ils la clé pour comprendre l'œuvre et la vie de Kiefer ?

Les ateliers sont un peu son monde intérieur. Comme s'il avait retourné son monde intérieur à l'extérieur. Ces ateliers ne sont pas des lieux où les spectateurs peuvent normalement entrer. Ce sont des lieux de travail très privés, même si la briqueterie d'Odenwald est désormais ouverte aux visiteurs, sur rendez-vous. Les autres ateliers n'existent plus. Nous avons reconstruit le premier atelier dans un grenier similaire. L'atelier de Barjac a été transformé en fondation et est aujourd’hui ouvert à la visite. Mais nous avons été privilégiés parce que nous étions là quand il travaillait encore. Et nous étions aussi dans son studio à Paris, là où normalement jamais personne ne le regarde quand il travaille.

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Vous montrez comment il verse du plomb fondu à plusieurs centaines de degrés sur des tableaux monumentaux posés au sol. Ou il met le feu à un tableau avec un lance-flammes. Quand vous avez assisté à de telles scènes sur place, qu'avez-vous découvert sur l’envie et la rage de créer d'Anselm Kiefer ?

Anselm a inventé une manière incroyable de soumettre sa peinture, son art, au temps. Par exemple, il met certaines peintures au four. Après, c'est comme si elles étaient restées six mois dans le désert, complètement desséchées, avec des craquelures et des déchirures. Ou alors il laisse ses peintures dehors sous la pluie. Il les brûle, les recouvre de plomb. Il fait beaucoup de choses pour introduire l'élément temps, comme si ces images existaient depuis toujours ou comme si elles venaient de quelque part dans le passé. Il y a mis beaucoup de temps. Et je ne connais aucun artiste, qui a travaillé autant le temps comme matériau de travail ou comme processus de travail. Personne n’a créé de telles inventions pour intégrer le temps dans son travail.

« Anselm », un film en 3D de Wim Wenders sur l’artiste allemand Anselm Kiefer.
« Anselm », un film en 3D de Wim Wenders sur l’artiste allemand Anselm Kiefer. © Road Movies / photograph by Wim Wenders

La performance avec le salut hitlérien qu'Anselm Kiefer a réalisée en 1969 dans plusieurs pays avec l'uniforme de la Wehrmacht de son père a été une étape importante et le premier grand scandale dans la carrière de l’artiste. Or, ce père n'a pas seulement été officier de la Wehrmacht dans l'Allemagne nazie, Albert Kiefer a aussi été peintre et professeur d'art pendant très longtemps dans l'Allemagne de l'après-guerre. Il n'est mort qu'en 2018, peu avant son 90e anniversaire. Pourquoi, dans votre film, n'avez-vous pas confronté ou fait dialoguer Anselm Kiefer avec cette figure paternelle de toute évidence si cruciale pour lui ?

Je savais d'Anselm que son père n'avait jamais été une figure positive dans sa vie. Son père a toujours été un contre-modèle pour lui. Il n'a jamais voulu devenir comme son père. Il n'a jamais pu échanger avec lui. Ce père avait certes poussé son fils à peindre et avait même été son professeur d'art à l'école primaire, mais Anselm n'a jamais compris son père. Je crois qu’il l’a profondément méprisé. Et je ne savais pas comment raconter cela. Je ne voulais pas non plus trouver un acteur pour jouer le père. Cela n'aurait rien donné. Je pense qu'il était plus beau de montrer simplement comment Anselm faisait sa tournée avec sa performance dans les vêtements de soldat. Et de montrer l'audace de faire une telle action à l'époque. Aujourd'hui, on peut s'imaginer que quelqu'un le fait, parce qu'aujourd'hui nous avons le vocabulaire pour cela, des performeurs qui fassent des actions dans le temps ou pour se souvenir de quelque chose. À l'époque, c'était une action individuelle. Les gens qui l’ont vu, la seule chose qu’ils pouvaient imaginer, c’était : « ça doit être un néo-nazi », quand il enfile l'uniforme de son père et fait le salut hitlérien. C'était la seule explication possible. De toute évidence, c'était bien sûr une performance énorme, à cette époque où le grand oubli [du passé nazi] était à son comble. Prendre position, c'était courageux. Et c'était bien sûr aussi dangereux. À l’époque, la plupart des critiques d'art allemands l'ont mis dans le mauvais coin.

Ici, au Festival de Cannes, Anselm Kiefer a assisté à la première mondiale de votre film. Il a foulé le tapis rouge. Comment a-t-il réagi après avoir vu son œuvre et sa vie en 3D sur grand écran ?

Anselm ne m'a donné qu'une seule devise. Lorsque nous avons commencé à préparer le film, je lui ai demandé : « Qu'attends-tu de moi ? Peux-tu imaginer quelque chose que tu aimerais avoir ou qui te ferait plaisir ? » Il m'a alors dit une seule chose : « J'aimerais que tu me surprennes. Pour le reste, je te laisse faire ». Il n'est jamais intervenu. Je pouvais faire tout ce que je voulais. J'ai même pu tourner là où c'était complètement tabou, à savoir justement son processus de travail, comment il « détruit » ses œuvres. Après la projection, il m'a dit : « Tu as tenu parole. Le film m'a vraiment surpris ».

« Anselm », un film en 3D de Wim Wenders sur l’artiste allemand Anselm Kiefer.
« Anselm », un film en 3D de Wim Wenders sur l’artiste allemand Anselm Kiefer. © Road Movies

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