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Cannes 2023: la révélation de femmes sombres, dangereuses et violentes

Et la Palme d’or a été décernée à…  une femme. Beaucoup a été écrit sur le nombre record de réalisatrices en compétition, la désormais sacro-sainte parité du jury, le fait que les plus beaux rôles ont été donnés aux actrices. Et si le plus profond changement résidait ailleurs ? Pour la première fois, un nombre significatif de films ont mis en scène des femmes pas seulement dans un élan émancipateur, mais aussi destructeur, violent, cynique, inhumain, impitoyable, égoïste, machiste… des côtés sombres jusque-là souvent réservés aux hommes.

La violence exercée par des femmes a fait cette année une entrée spectaculaire au Festival de Cannes. L’exemple le plus médiatisé ne concerne pas un personnage de fiction, mais l’actrice et réalisatrice Maïwenn. Cette dernière avait elle-même reconnu avoir agressé le journaliste Edwy Plenel. Malgré cela, elle a été invitée à montrer son film Jeanne du Barry en ouverture du plus grand festival de cinéma au monde. Et cela sans la moindre manifestation hostile lors de la montée des marches sur le célèbre tapis rouge.

Une contre-offensive surprentante

Reste à savoir s'il s'agit-là d'une sorte de « tolérance » à l'égard d’une violence exercée par une femme. Pour l’instant, il s’agit d’un cas exceptionnel. En revanche, sur le grand écran, le privilège douteux des caractères violents souvent réservés aux hommes a affronté lors de cette édition une contre-offensive surprenante féminine.

Dans Firebrand (Le jeu de la reine), du réalisateur brésilien Karim Aïzouz, Catherine Parr (magnifiquement interprétée par Alicia Vikander), la sixième épouse du roi d’Angleterre Henri VIII (1491-1547), est prête à assassiner le roi de ses propres mains pour permettre à elle-même, mais aussi au pays, un avenir meilleur.

Quinze ans après le film allemand La Vague, réalisé par Dennis Gansel, où un professeur manipule ses élèves pour installer dans sa classe un système totalitaire avec des élèves prêts à commettre des crimes, la réalisatrice autrichienne Jessica Hausner a présenté en compétition Club Zero. Chez elle, ce n’est pas un homme, mais une femme, Mademoiselle Novak, spécialiste de « nutrition consciente », qui manipule ses élèves prêts à ne plus se nourrir pour accéder à l’immortalité.

« Club Zero », réalisé par Jessica Hausner.
« Club Zero », réalisé par Jessica Hausner. © Festival de Cannes 2023

Le cas Hedwig Höss, « la reine d’Auschwitz »

L’exemple le plus glaçant vient du centre de l’horreur absolu, le camp d’extermination d’Auschwitz. Dans son film expérimental The Zone of Interest, primé par le Grand prix du Festival de Cannes, le réalisateur britannique Jonathan Glazer évoque l’indescriptible avec un écran laissé en noir et il place la femme du commandant du camp d’extermination au cœur du récit sur le mal absolu. Hedwig Höss, incarné par Sandra Hüller avec un naturel qui fait froid dans le dos dépasse en termes d’inhumanité encore son mari. Pendant Rudolf Höss calcule le nombre de juifs à gazer dans le nouveau crématorium, sa femme maltraite ses domestiques recrutées parmi les déportées, s’habille joyeusement en manteau en fourrure volée à une juive assassinée à quelques mètres de sa chambre à coucher. Avec amour et tendresse, Mme Höss élève ses quatre enfants dans l’idéologie de Hitler. Elle prend soin de son potager à l’ombre des fours crématoires et dont les légumes poussant dans les cendres noires des morts nourrissent la famille. Avec cette maison moderne, séparée par un mur du camp, elle a réalisé son rêve, créé son paradis où elle peut régner comme « reine d’Auschwitz ». Quand son mari est muté en respectant l’ordre du Führer, elle s’obstine à rester à Auschwitz avec ses enfants. Cette femme est guidée ni par une obéissance, ni par une obligation ou un aveuglement, mais par une monstruosité consciente, décidée, apparaissant au grand jour quand sa mère lui rend visite. Mais dans sa chambre avec vue sur la fumée des fours crématoires, la mère qui a jadis accouché le monstre ne tient même pas une nuit à côté du bruit et l’odeur du camp de la mort.

« The Zone of Interest », réalisé par Jonathan Glazer, Grand prix du Festival de Cannes 2023.
« The Zone of Interest », réalisé par Jonathan Glazer, Grand prix du Festival de Cannes 2023. © Festival de Cannes 2023

« Anatomie d’une femme »

Dans un film d’un tout autre registre, Sandra Hüller incarne de façon complètement différente un autre type de femme capable de tout. Dans Anatomie d’une chute, l’œuvre de Justine Triet primée par la Palme d’or, elle s’installe d’abord comme un personnage intellectuel, autrice à succès, mère aimante de son fils handicapé. Puis survint cette chute qui fracassa le crâne de son mari : accident, suicide, meurtre ? Lors de l’enquête judiciaire, Sophie devient l’espace de projection de tous les possibles et surtout des côtés sombres. Tous les témoins et experts au procès la fantasment comme coupable, car elle s’est disputée avec son mari, l’a frappé, avait pour son roman à succès piqué des idées chez lui, l’a rendu jaloux avec sa bisexualité et son égoïsme assumés et revendiqués.

Quand une femme adopte les codes du patriarcat

La réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania, qui était également en compétition avec Les filles d’Olfa, primée avec l’Œil d’or pour le meilleur documentaire, ausculte d’une autre manière la violence chez les femmes. Son film explore de l’intérieur comment deux des quatre filles d’une mère tunisienne sans histoire ont pu devenir jihadistes et se rallier à Daech en Libye après le printemps arabe de 2011. Ben Hania questionne la transmission de mère en fille des traumas, mais aussi de la violence. C’est plutôt la mère qui a battu et humilie son mari que l’inverse. C’est elle qui a oppressé ses quatre filles. Malgré cela, Olfa n’apparaît jamais comme coupable. Elle explique simplement d’avoir adopté les codes du patriarcat et s’être « transformée en homme pour défendre [s]a mère et [s]es sœurs ». Et nulle ne trouve étonnant ou choquant qu’elle batte ses filles mêmes devant la caméra en se justifiant : « J’ai fait subir à mes filles tout ce que j’ai subi quand j’avais leur âge. »

Asmae El Moudir, réalisatrice marocaine de La mère de tous les mensonges, prix de la Mise en scène de la section Un certain regard de la sélection officielle, touche également à la question de la transmission. Dans son récit mis en place à travers de figurines et de maisons en miniatures, sa grand-mère occupe une place centrale. Dans le documentaire, elle est décrite par tout le monde comme une « dictatrice » qui contrôle tout, fait peur à tout le monde et espionne les voisins. Après le mouvement #MeToo où l’on s’est concentré beaucoup sur la violence exercée par des hommes, est-on arrivé à un moment où cette évolution du regard a libéré aussi la vision des réalisatrices pour montrer dans les films aujourd’hui également les côtés sombres et violents des femmes ? « Oui, c’est vrai, confirme Asmae El Moudir. C’est l’heure de dire qu’il y a aussi des femmes dures, et des femmes qui peuvent condamner toute une famille. »

« Les filles d’Olfa », réalisé par Kaouther Ben Hania.
« Les filles d’Olfa », réalisé par Kaouther Ben Hania. © Festival de Cannes 2023

Le « male gaze » d’une femme

Chez la Québécoise Monia Chokry, qui a régulièrement dénoncé une certaine violence qui règne surtout dans les relations humaines dans le milieu du cinéma, cette nouvelle vision est entrée aussi dans l’humour de son nouveau film. Dans Simple comme Sylvain, c’est Sophie qui met son mari aimant devant le fait accompli de façon très violente. Dans leur nouvelle maison, elle a eu un coup de foudre pour un charpentier qui est beau, barbu, musclé, sexy, conduit un pick-up très puissant, aime la chasse et la pêche, les blondes pulpeuses et adore « prendre » les femmes comme bon lui semble. Malgré cette accumulation de traits de caractère machistes, pour Monia Chokry, il ne s’agit pas de male gaze, pas d’un film machiste : « Peut-être parce que je suis naturellement féministe, parce que je viens d’un territoire dans le monde qui est l’un des plus égalitaires au niveau des relations hommes-femmes. Jane Campion [réalisatrice néo-zélandaise et Palme d’or en 1993, NDLR] disait dans un documentaire qu’elle a la chance d’écrire des personnages féminins vastes, parce qu’elle vient d’un territoire où l’égalité entre les hommes et les femmes est très forte. Cela lui permet d’avoir cette liberté de parole sur les personnages féminins. »

Mohamed Kordofani est entré avec Goodbye Julia dans l’histoire du Festival de Cannes comme premier réalisateur soudanais en sélection officielle. Et il a remporté le prix de la Liberté dans la section Un certain regard. Le film se situe à la veille de la division du Soudan et raconte l’histre de Mona. L’ex-chanteuse du nord du Soudan est responsable d’un crime, mais ne sera jamais tenue de rendre des comptes, parce qu’elle prend soin de la veuve et du fils de l’homme assassiné, sans leur dire la vérité sur sa bienveillance.  

« Les souffrances des femmes sont causées par des hommes sans éducation »

Le mouvement #MeToo a visiblement fait évoluer les imaginaires autour de la violence exercée par les femmes. Et cela se reflète aussi par les caractères d’hommes à l’écran. Zoljargal Purevdash est devenue avec If Only I Could Hibernate la première réalisatrice mongole jamais invitée en sélection officielle. Elle explique pourquoi, malgré #MeToo, elle a choisi de mettre en scène le thème de l’émancipation à partir d’un jeune homme, Ulzi, et non pas à travers une jeune femme :

« En Mongolie, ce sont les femmes qui sont les plus éduquées. Cela peut paraître bizarre, mais après la chute de l'empire soviétique, la plupart des familles ont laissé leurs filles faire des études, car ils pensaient que les garçons pouvaient trouver de quoi manger. C'est l'état d'esprit de beaucoup de Mongols. C'est pourquoi nous avons aujourd'hui cette société mongole avec beaucoup de femmes éduquées et des hommes moins éduqués. En tant que femme, je constate que toutes les souffrances des femmes sont causées par des hommes sans éducation. Et dans mon pays, nous avons besoin d’encourager et de responsabiliser les hommes. Je ne veux plus que nos frères abandonnent l'éducation. C'est aussi une question d'égalité des sexes. Je soutiens l'égalité des sexes. C'est pourquoi je veux que davantage de garçons soient encouragés et se battent pour l'éducation dans mon pays. »

Banel et Adama, réalisé par la Franco-Sénégalaise Ramata-Toulaye Sy.
Banel et Adama, réalisé par la Franco-Sénégalaise Ramata-Toulaye Sy. © Festival de Cannes 2023

#MeToo et la répression sexuelle masculine

Kanu Behl a fait débat à la Quinzaine des cinéastes. Son film Agra parle de la frustration sexuelle de la jeunesse en Inde. Le réalisateur indien nous explique pourquoi il n’a pas choisi une fille, mais un jeune homme comme rôle principal pour mettre en scène ce phénomène et alerter sur les conséquences très violentes qui gangrènent la société. « Je pense que c'est vraiment bizarre. Si nous voulons vraiment soutenir le mouvement #MeToo et vraiment arriver à une émancipation des femmes, je pense qu'il est vraiment important de comprendre les racines de l'origine de la sexualité masculine et de la répression sexuelle masculine. À mon avis, c'est le seul moyen de parvenir à une véritable émancipation, non seulement pour les femmes, mais aussi pour les deux sexes, et de mettre un terme à ce problème une fois pour toutes. »

« Banel et Adama », une contre tous

La complexité extrême de la question se fait jour dans Banel et Adama. Le premier long métrage de la Franco-Sénégalaise Ramata-Toulaye Sy raconte l’histoire d’un amour aussi heureux que fusionnel dans un village peul. Mais la volonté féroce de Banel de vouloir s’émanciper en dehors du village et de vivre sa vie avec Adama en dehors des traditions se heurte à la pression sociale et à l’héritage d’Adama, destiné à succéder à son père en tant que chef de village. Pour y arriver, Banel est prête à écraser sa rivale, mépriser les autres villageois et ignorer les catastrophes qui s’abattent sur le village. Même quand tous les villageois sont convaincus que la sécheresse catastrophique qui menace l’existence-même du village ne peut être résolue qu'avec Adama à la tête du village, Benel persiste dans son idée d'émancipation. Et Ramata-Toulaye Sy la montre comme une femme qui, sans sourciller, abat des petits oiseaux avec son lance-pierre. 

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