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Caroline Bénichou, galeriste : «La photographie, une façon de voir le monde dans les yeux de quelqu’un d’autre»

Des éditions Delpire à la Galerie Vu’, Caroline Bénichou dévoile avec humilité et élégance les plus beaux regards de la photographie.

Durant l’hiver 1997-1998, alors qu’elle est encore étudiante en arts plastiques, Caroline Bénichou visite l’exposition à la Maison européenne de la photographie dédiée au livre Les Américains de Robert Frank. Elle découvre subjuguée que la photographie n’est pas seulement un document, mais un état émotionnel, une façon d’être au monde et de le regarder, quelque chose d’introspectif.

« Quand j’ai fini mes études, je me suis dit que je voulais faire des livres de photographie et que je voulais travailler avec Robert Delpire [l’éditeur historique de Robert Frank, disparu en 2017]. Alors, j'ai envoyé une candidature spontanée chaque mois pendant un an. Il a fini par me recevoir. Je suis devenue son assistante. »

Les années Delpire

Dans cette toute petite structure, elle apprend sur le tas. « La première semaine, je me suis retrouvée avec Sarah Moon, Henri Cartier-Bresson et William Klein au téléphone. J’étais un peu en apnée ! » Elle rencontre aussi Marc Riboud, légendaire reporter de l’agence Magnum, avec lequel se crée une profonde amitié : « J’ai vu depuis ma fenêtre un vieux monsieur traverser la cour avec une grande chevelure blanche et un paquet de gâteaux qu’il tenait par un fil de bolduc. Son sourire était celui d’un jeune homme. »

Peu à peu, elle prend en charge toute la coordination éditoriale des livres Delpire et de la collection Photopoche [désormais chez Actes Sud]. « Ce qu’il m’est resté de cette période, c’est qu’il faut te mettre au service du travail des photographes. Robert Delpire disait que son métier était celui de passeur d’image. »

Elle aborde tous les genres, de la photographie plasticienne à la photographie documentaire, notamment celle qui s’expose ou se publie lors de collaborations avec Amnesty International, Reporters sans frontières ou la galerie Fait & Cause. « Je passais ainsi de Joan Fontcuberta à Stanley Greene. En photographie sociale, j’ai beaucoup admiré le travail de Jean-Louis Courtinat. »

Intérieur du livre de Martin Bogren, « August Song ».
Intérieur du livre de Martin Bogren, « August Song ». © Caroline Bénichou Galerie Vu'.

D’éditrice à galeriste

Après onze ans de collaboration, l’aventure Delpire s’arrête en 2011. À 85 ans, le fondateur cherche un repreneur, lequel ne veut pas de l’équipe existante. « L’édition de beaux-livres traversait une crise profonde. J’ai dû élargir le champ de mes recherches pour retrouver un travail salarié. » En attendant, elle œuvre en indépendante avec les photographes de son réseau et alimente un site qui la fait connaître au-delà du monde professionnel.

« Les yeux avides, c’était pour moi un terrain de jeu, un énorme champ des possibles. Je pouvais écrire sur ce que je voulais, prendre le temps de lire une image et de savoir pourquoi cette image nous saisit. » On peut entendre aussi ce titre d’une autre manière, « Les yeux à vide », qui dirait alors sa capacité sans cesse renouvelée à regarder chaque photographie comme si elle était la première au monde.

En 2013, elle prend la suite de Étienne Hatte comme galeriste chez Vu’. « Il n’y a pas de formation pour être galeriste, explique-t-elle. Il y a autant de manières de travailler que d’individus, avec évidemment une vocation commerciale puisqu’il s’agit de représenter les photographes auprès des acquéreurs privés comme des fonds publics. »

Avec les photographes

Tout cela prend son sens dans l’accompagnement des photographes, lequel l’amène bien au-delà de ses heures de bureau. « La photographie, ce n’est pas seulement mon travail, c’est ma vie quotidienne. Par la force des choses, la majeure partie de mes amis sont photographes, mon compagnon [Gilles Roudière] est photographe. J’admirais son travail bien avant de le rencontrer ! »

La passion pour l’édition ne l’a pas quittée. « La question essentielle pour un photographe, c’est pourquoi je veux faire un livre ? Vouloir faire un livre à tout prix n’est pas une bonne chose. Une exposition ratée, ça s’oublie, un mauvais livre, ça reste. » Alors parfois, elle prend les devants, comme tout récemment avec Yves Trémorin, pour l’ouvrage Monica, qui rassemble des portraits de la compagne de l’artiste.

« Toute sa vie, il a photographié des femmes qui lui sont proches, son épouse, sa grand-mère puis sa mère. Il les a sublimées en tant qu’êtres et non en tant qu’objets. Dans ses photos de jeunesse, tout ce qu’il y avait dans son travail ultérieur était déjà là. » Et c’est ce qu’elle est parvenue à montrer.

Le collectif « Temps zéro »

Un autre livre dont elle est particulièrement fière c’est August Song, une longue immersion de Martin Bogren autour des bals d’été en Suède. « Ça fait huit ans qu’on travaille ensemble. Quand on faisait le livre, on s’appelait plusieurs fois par jour. Je suis heureuse du résultat, car il va exactement là où il devait aller. Le livre est au plus proche de Martin, de son travail et de sa personnalité. »

Et puis il y a les photographes que Stéphane Charpentier a rassemblés autour du collectif Temps Zéro. « Ce sont des gens qui travaillent sur les marges et dans les marges, avec une forte éthique personnelle et esthétique. Il n’y a pas de concurrence entre eux, ce qui est rare. Photographe, c’est un métier très solitaire et très dur, même les plus connus ne gagnent pas forcément bien leur vie. »

Les membres du collectif, qui sont « un peu [sa] famille », elle les connaissait déjà pour la plupart. « J’ai travaillé avec Michael Ackerman à mes débuts chez Delpire, Lorenzo Castore et Damien Daufresne étaient venus y montrer leur travail, Clara Chichin a été ma stagiaire. » Alors de temps en temps, elle écrit un texte, elle donne un conseil sur une maquette de livre, avec loyauté et fidélité.

Détail de la couverture du livre d'Yves Trémorin, « Monica ».
Détail de la couverture du livre d'Yves Trémorin, « Monica ». © Caroline Bénichou Galerie Vu'.

Femmes photographes d’hier et d’aujourd’hui

Au fil du temps, chez Vu’, elle s’est rendu compte qu’elle avait exposé beaucoup de femmes. « Chez Delpire, se souvient-elle, les parutions étaient presque exclusivement masculines, c’était une autre époque de la photographie. J’ai mis sept ans à faire un Photopoche sur Julia Margaret Cameron. Puis, il y a eu l’exposition de Marie Robert Qui a peur des femmes photographes ? Ce sont les historiennes de la photographie qui ont changé le regard ! »

Passionnée par le monde hispanophone, elle rêve d’une exposition et pourquoi pas d’un livre sur les photographes mexicaines. « Elles sont très nombreuses à avoir été totalement légitimes dans leur pays et à leur époque. J’ai la chance de travailler avec Pia Elizondo qui œuvre entre la France et le Mexique. Il s’agirait de faire une histoire de la photographie au Mexique à travers les femmes. »

Vingt-cinq ans après son premier choc photographique, Caroline Bénichou n’a rien perdu de son enthousiasme : « La photographie, c'est une façon de voir le monde dans les yeux de quelqu’un d’autre, pas juste parce qu’il t’emmène dans des endroits où tu n’es pas allée, mais parce qu’il te propose des façons de voir le monde qui ne sont pas forcément les tiennes. Pour moi, photographie, poésie et littérature sont profondément liées. »

À voir du 9 au 23 septembre, à la Galerie Vu’, l’exposition collective du Mentorat photographique du fonds Régnier pour la création avec l’Agence Vu’.

Pour aller plus loin :

► Le monde de la photographie est-il particulièrement sexiste ?

► Marie Gomis-Trezise, une vie à l’avant-garde

► Christine Spengler: «Être une femme m'a souvent permis de passer inaperçue»

Quelques livres :

► Martin Bogren, August Song, L’Artiere Éditions, 2019.

► Yves Trémorin, Monica, Éditions Lamaindonne, 2020.

► Julia Margaret Cameron, Photopoche n°124, Éditions Actes Sud, 2009.