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Cinélatino: les «gouttes d'or» de la réalisatrice Tatiana Huezo, un autre regard

Pour calmer l'impatience de l'attente du dernier documentaire de la réalisatrice Tatiana Huezo, née au Salvador, mais vivant au Mexique, El Eco, récompensé en février 2023 à Berlin, les rencontres Cinélatino de Toulouse proposent une rétrospective de son œuvre. Une rétrospective qu'elle accompagne, se livrant au jeu des questions réponses, évoquant avec passion son travail, ces récits dont elle est la passeuse, ses « gouttes d'or » comme elle les appelle.

de notre envoyée spéciale à Toulouse,

Invitée de la section Otra mirada des Rencontres de Toulouse, Tatiana Huezo est aussi jury pour le Grand prix coup de cœur du Festival, autant dire que l'année 2023 s'annonce comme une année faste et chargée pour la réalisatrice, déjà couronnée pour son travail dans plusieurs festivals. Elle pose, depuis ses premiers courts métrages -le premier Arido date de 1992- un regard original sur les deux pays qui l'habitent. Le Salvador où elle est née et a vécu jusqu'à l'âge de quatre ans et où elle a filmé El lugar mas pequeño (2011), et le Mexique où elle vit, où elle a créé son seul film de fiction, Noche de fuego qui lui a valu une notoriété internationale car récompensé à Cannes où il était sélectionné dans « Un certain regard » en 2021, et le documentaire Tempestad (2016). 

À lire aussi : Noche de fuego de Tatiana Huezo, danger pour les filles en pays narco

Noche de fuego est un film mexicano-salvadorien de Tatiana Huenzo, présenté dans la section Horizontes latinos de cette 69e édition du Festival international du film de San Sebastian.
Noche de fuego est un film mexicano-salvadorien de Tatiana Huenzo, présenté dans la section Horizontes latinos de cette 69e édition du Festival international du film de San Sebastian. © SSIF

Dans ses films, courts et longs métrages, elle creuse les questions de la violence, de la corruption, des disparitions forcées, de la mémoire. Au Salvador, pour El lugar mas pequeño (présenté à Visions du Réel en 2011 et lauréat du meilleur long métrage) elle est retournée filmer dans le village de sa grand-mère paternelle, Cinquera. Un village détruit pendant le conflit salvadorien (1980-1992), village martyr rasé par l'armée car soupçonné d'être rouge, de soutenir la guérilla du FMLN dans laquelle une partie de sa famille était engagée. « Seul le clocher était encore debout » quand nous sommes revenus, raconte une femme. Il a fallu aux survivants, de retour au village, tout nettoyer, balayer les os et les traces de la guerre, poursuit-elle. Et le film s'ouvre sur ce récit et sur des femmes qui balaient des feuilles mortes. C'est le petit matin, le village s'éveille, les habitants vaquent à leurs taches quotidiennes.

La voix off, le récit hors champ

C'est le dispositif adopté par Tatiana Huezo dans ses deux longs métrages documentaires : les témoignages sont en voix off sur l'image. Un parti pris cinématographique et formel contre l'avis de son producteur dans le premier long métrage documentaire El lugar mas pequeño, explique-t-elle, et qu'elle a gardé dans Tempestad. Les voix nous prennent par l'oreille et le coeur, avec leurs silences, leurs émotions, les larmes rentrées ou non. Tatiana Huezo recueille les récits pendant de longues heures d'écoute, avec un seul micro. Peu à peu, le témoin lâche ses émotions, écoute sa propre voix et son récit a comme une vertu thérapeutique, libératrice, aussi pour lui-même, raconte la réalisatrice. Il est amené à se confier, à relâcher une douleur contenue parfois pendant des années, comme ce fut le cas pour Rosy, la jeune femme artiste de Cinquera.

Rosy de Cinquera, dans le documentaire "El lugar mas pequeño" de Tatiana Huezo ((2011) : durant les années 1980, le Salvador a été plongé dans une violente guerre civile dont les traces pèsent encore sur les habitants.
Rosy de Cinquera, dans le documentaire "El lugar mas pequeño" de Tatiana Huezo ((2011) : durant les années 1980, le Salvador a été plongé dans une violente guerre civile dont les traces pèsent encore sur les habitants. © Cinélatino 2023

Le son (au-delà des voix off des récits, les bandes sons -bruits de la nature, musiques- sont très riches, avec une mention spéciale pour les illustrations musicales de Jacobo Lieberman dans les deux documentaires) et l'image font sens indépendamment l'un de l'autre, et fusionnent à merveille pour captiver tous les sens du spectateur. L'image nourrit aussi le récit, mais à côté, rarement de façon illustrative. Tout au plus des restes de bottes et de vêtements, couverts de jolis et fragiles champignons dans la forêt d'El lugar mas pequeño, témoignent que là vécurent et sans doute furent tués des guérilleros. C'est une forêt « habitée »...

La structure de récit dans le second documentaire, Tempestad, répond au même dispositif. Deux récits charpentent le film : celui de Miriam, une femme expédiée en prison alors qu'elle est innocente parce qu'il fallait que des têtes tombent pour montrer que la justice fonctionne... Une prison gérée par les narcos du Cartel del golfo ; et parallèlement le récit d'Adela, mère d'une jeune fille disparue, que la famille recherche depuis dix ans.

Dans "Tempestad", documentaire de Tatiana Huezo, deux récits se croisent dont celui d'Adela dont la fille, étudiante (sur la photo), a été enlevée il y a dix ans par des trafiquants d'êtres humains de mèche avec les autorités.
Dans "Tempestad", documentaire de Tatiana Huezo, deux récits se croisent dont celui d'Adela dont la fille, étudiante (sur la photo), a été enlevée il y a dix ans par des trafiquants d'êtres humains de mèche avec les autorités. © Cinélatino 2023

Sur ces deux récits, des images du cirque où travaille Adela, la maman clown entourée d'une tribu de femmes et d'enfants acrobates, des hommes et des femmes au travail à Matamoros, près de la frontière états-unienne, là où Miriam était détenue, et surtout un bus et ses passagers qui filent sur une longue route Nord-Sud : le trajet que fit Miriam pour rentrer chez elle à Tulum, après son incarcération à Matamoros.

La tempête sur un pays meurtri

Ces trajets en bus sont la colonne vertébrale du film. Là voyagent les victimes potentielles de ces enlèvements crapuleux contre rançon qui hantent le Mexique. Les passagers sont soumis à des contrôles à répétition et intrusifs d'une police et d'une armée qui inspirent peur et défiance. Si on voit Adela au milieu de sa tribu de forains, le visage de Miriam lui n'apparaît jamais à l'écran, ce qui fait que ces Mexicaines anonymes de l'autobus apparaissent comme autant de Miriam possibles. Les passagers sont filmés dans une demi-pénombre, dans un entre-deux temporel, celui du voyage, les regards un peu vagues. Les cadrages et les images -signés Ernesto Pardo- sont extraordinairement soignés : des paysages de visages et de landes battues par un vent qui souffle en tempête. Des orages et des trombes d'eau, comme une parabole de la violence subie par un pays meurtri. Car dans aucun de ces deux documentaires, la violence est explicite à l'écran. Comme dans Noche de fuego où par exemple la couleur rouge avait été bannie, la violence est hors champ, dans le récit des habitants de Cinquera ou dans les récits d'Adela et de Miriam.

Une liberté formelle revendiquée

Ces choix esthétiques et formels, Tatiana Huezo les revendique : « le cinéma documentaire, c'est du cinéma, avec une subjectivité assumée : tu reçois une histoire, un récit et en tant que cinéaste, tu es le premier à la digérer, à la mâcher, tu es le premier filtre... avec ta propre histoire ». Le seul engagement du réalisateur est, pour elle, d'ordre éthique : être d'une grande fidélité dans son récit au témoignage de ses personnages et dans la relation qu'elle établit avec eux. « Mais dans la forme de mon récit, j'entends être le plus libre possible », ajoute-t-elle. « J'essaie de faire en sorte que mes films ne racontent pas littéralement les violences  ; de m'écarter de cette littéralité du récit pour ouvrir un espace pour que le spectateur pense, sente, fasse travailler son imagination, complète le récit. » Le documentaire est comme une chasse au trésor, on reçoit ces récits comme des « gouttes d'or », raconte Tatiana Huezo.Des « gouttes d'or » et des films qui participent aussi d'un travail de dénonciation et de mémoire.

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Cinélatino, 35es Rencontres de Toulouse
Cinélatino, 35es Rencontres de Toulouse © Cinélatino 2023