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Fédération de Russie: le deuil invisible des familles de soldats

C’est une information hautement sensible dans les conflits, souvent interdite ou, en tout cas, toujours très contrôlée : les pertes dans une armée qui opère sur un champ de bataille. Afghanistan, Tchétchénie ou Syrie, l’armée russe a une longue et récente histoire d’interventions militaires. Mais concernant « l’opération spéciale en Ukraine », le deuil se vit tout particulièrement dans l’intimité.

De notre correspondante en Russie,

Sur une carte de Vladivostok, on trouve le lieu sous le nom de « cimetière maritime ». Les tombes dispersées entre les arbres et les pelouses reposent en effet sur une colline qui domine de très haut le port et l’estuaire sur l’océan Pacifique, offrant une vue à 380°. C’est aussi ici le cimetière militaire de cette capitale de l’Extrême-Orient.

Dès l’entrée, plusieurs tombes sont alignées. Toutes pour des jeunes hommes nés dans les années 1990, tous morts entre mars et cet été. Tous membres aussi des troupes d’élites de l’armée russe : au-dessus des couronnes de fleurs fraîches flottent, à côté du drapeau national, les drapeaux de différents corps d’élite de l’armée.

Selon la presse locale, qui leur a rendu hommage, d’autres soldats ont leur dernière demeure dans ce cimetière. Mais après avoir arpenté les allées, vu d’autres tombes d’autres jeunes hommes morts à la même période regroupés les uns à côté des autres, impossible de retrouver les noms cités. 

Ces images de tombes, elles sont rares à la télévision russe. On y voit également peu de reportages sur les familles, sauf pour faire entendre la voix de parents qui disent leur fierté que leur enfant ait fait son devoir dans la « lutte contre le nazisme en Ukraine ». Ce qu’on voit très souvent en revanche, ce sont des remises de médailles sur le champ de bataille, des officiels visitant les blessés dans les hôpitaux et des artistes venus chanter pour eux. 

La Russie admet 1351 morts

Blessés et morts dans « l’opération spéciale en Ukraine », combien sont-ils ? En Russie, il est en tout cas interdit d’utiliser d’autres chiffres que les officiels, sous peine de prison. Le compteur est bloqué au 25 mars. Dernier bilan communiqué par le ministère de la Défense : 1 351 morts. Jusqu’à juin dernier, certains médias locaux publiaient les noms de soldats décédés d’après les listes officielles pour leur rendre hommage. Dans certains cas, les journalistes ont été accusés par la justice d’avoir violé le secret des pertes de l’armée russe, et les listes supprimées.

À travers ces listes, on pouvait saisir les origines géographiques et le profil social des combattants, et tout particulièrement y constater une surreprésentation des régions périphériques de la Russie, l’Extrême-Orient et le Caucase notamment.

À Vladivostok pourtant, comme à Moscou, à plus de 6 000 kilomètres et sept fuseaux horaires, « l’opération spéciale en Ukraine » est quasi absente du quotidien. Il y a bien des « Z » sur les bâtiments officiels, mais c’est à peine si on en aperçoit un dessiné sur un mur ou sur une fenêtre de voiture. Vivent pourtant, ici, des familles de soldats qui ont combattu, combattent encore, sont décédés parfois.

Au cimetière maritime de Vladivostok, dans l'est de la Russie, des tombes de soldats morts en Ukraine.
Au cimetière maritime de Vladivostok, dans l'est de la Russie, des tombes de soldats morts en Ukraine. © Anissa El Jabri / RFI

Mourat Magomedovitch, tombé à Marioupol

Pour rencontrer une de leur proche, il a fallu montrer patte blanche. En Russie, les journalistes occidentaux ont particulièrement mauvaise presse depuis le début de l’offensive en Ukraine. Evgenia Magomedova a cependant accepté de recevoir RFI dans le salon de beauté qu’elle dirige dans un quartier boisé de Vladivostok.

Longs cheveux bruns et allure soignée, à 32 ans, elle est mère de deux enfants de six ans et un an. Devant un thé, et une assiette pleine de pastèque fraîche et sucrée, elle remonte le fil de sa rencontre et de son histoire d’amour avec son mari décédé, employant encore de temps en temps le présent pour parler du père de ses filles.

Femme active, habituée à ce que son mari militaire soit éloigné d’elle et de sa famille des mois durant, Evgenia Magomedova a reçu comme une nouvelle ordinaire son annonce de début janvier dernier : « Je pars pour des exercices en Biélorussie. » Son coup de fil du 24 février en revanche, elle s’en souvient encore : « Il m'a appelés très rapidement et m'a dit "ma chérie, ne t’inquiète pas, je ne vais pas te donner de nouvelles pendant quelque temps". Et c’est tout. On n’a eu aucune nouvelle pendant un mois.  J'ai regardé les informations avec mes parents et c’est la première fois que je voyais mon père aussi effrayé. Et quand j'ai dit "papa, j'ai peur", il m’a répondu "moi aussi, j'ai peur". » 

Les nouvelles de son mari sont aussi très espacées, les messages, bref, parfois transmis par d’autres. « Je n'ai jamais su où était mon mari ni ce qu’il faisait », assure Evgenia Magomedova. « Je n'ai même jamais deviné. Pour tout ce qui concerne le travail, mon mari a toujours été comme ça. La seule chose que je sais, c'est que mon mari est mort à Marioupol, le 25 avril. Je le sais parce que c'est écrit sur le certificat de décès et que ce ne sont pas des informations classifiées. »

Mourat Magomedovitch, officier dans le corps des marines, est enterré auprès de son grand-père, dans sa région d’origine, au Daghestan. Pourquoi combattait-il ? À cette question, la mère de famille répond spontanément : « Ce que nos gars qui reviennent de la guerre racontent et ce qu'on essaie de nier dans les médias étrangers sur le nazisme en Ukraine, toutes ces choses sont vraies. J'ai vu de mes propres yeux une vidéo de nos gars entrant dans une maison et trouvant, à la place d'une icône, un portrait d'Hitler. Pour moi qui suis musulmane, c’est dur de voir ça. »

Evgenia Magomedova ajoute aussi : « Je veux croire que ce qui est fait là-bas est juste. Sinon, il me sera impossible de vivre. Vous comprenez ? J'ai déjà payé un prix très élevé pour cela. » Une « cause juste », dit cette épouse de militaire qui pose aussi des questions auxquelles elle n’a pas de réponse : « Pourquoi tout est-il si cruel ? Pourquoi y a-t-il tant de haine l'un pour l'autre ? À quel moment Ukrainiens et Russes sont-ils devenus ennemis ? »

Des larmes des deux côtés de la frontière

La jeune mère de famille souhaite que RFI rappelle que le gouvernement l’a soutenue, qu’elle a reçu des aides financières. Mais aujourd’hui, pour Evgenia Magomedova, « dans cette situation, il ne peut plus y avoir de gagnants et de perdants. »

Les deux camps ont déjà beaucoup perdu parmi les leurs. Je connais ici beaucoup de femmes qui ont perdu leur mari. Quelque part en Ukraine, il y a aussi peut-être une autre femme qui, comme moi, a un mari soldat décédé, et les mêmes larmes salées que les miennes quand elle met ses enfants au lit et qu’elle sait que leur père ne viendra plus les border.  Il faut maintenant des actions raisonnables des deux côtés, il faut commencer des négociations.