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Grand prix du Fipadoc pour un documentaire sur le Holodomor, «la famine en Ukraine», en 1933

En 1933, une famine orchestrée comme une punition par Staline a provoqué 4,5 millions de morts en Ukraine. Ce crime de masse longtemps caché nous éclaire sur la guerre russe en Ukraine aujourd’hui. Le réalisateur français Guillaume Ribot vient de remporter le Grand prix national du prestigieux Festival international du film documentaire (Fipadoc) pour « Moissons sanglantes – 1933, la famine en Ukraine ». 

RFI : Cette famine de 1933 en Ukraine a été très longtemps tenue secrète. Même aujourd’hui, malgré ses millions de morts, elle est très peu connue et votre film est le premier documentaire français sur le sujet. Qu’est-ce qui a déclenché chez vous l’envie de faire connaitre ce crime au grand public ?

J’ai rencontré ce sujet lorsque j’enquêtais en Ukraine avec une fondation sur le génocide juif dans ce pays. Une vieille dame, à la fin de l’interview, hors caméra et visiblement toujours très apeurée par l’ombre de la police secrète soviétique, nous a dit : « Vous savez, chez nous, dans les années 1930, Staline nous a tous tués. Mes grands-parents sont morts de faim, beaucoup de gens dans notre village sont morts de faim. » C’est quelque chose qui m’a vraiment marqué. Petit à petit, je me suis questionné, comment peut-on raconter ce sujet qui n’a jamais été traité ? Il fallait vraiment en faire un documentaire.

Même à l’époque, l’Ukraine était connue pour être un grenier à blé. Pourquoi et comment Staline avait-il décidé en 1933 de faire mourir de faim le peuple ukrainien ?

Staline avait une vision très particulière de l’Ukraine qui était très importante pour l’Union soviétique. Staline refusait absolument qu’on lui résiste. Et le peuple ukrainien, dans un premier temps d’abord la paysannerie ukrainienne qui était extrêmement attachée à sa propre terre, a été rétif à la collectivisation des campagnes. Dès l’automne 1932, Staline a décidé alors de les punir, en augmentant les quotas de collecte. Très rapidement, dès janvier 1933 - et c’est une des raisons de l’intentionnalité de cette famine - il a décidé de collecter, ou plutôt voler, également les semences. Et quand on vole les semences, il n’y a plus de récoltes à venir, donc les gens étaient condamnés à mourir. Ensuite, Staline a décidé de briser la résistance de l’Ukraine et leur nationalisme qui était très fort et qui explique beaucoup de choses encore aujourd’hui. Staline a décidé de fermer l’Ukraine, c’est-à-dire qu’on ne pouvait plus sortir des villes et de l’Ukraine. Les gens ont été condamnés par Staline à une mort par la faim – pour punir leur résistance et leur nationalisme.

Malgré l’ampleur gigantesque de ce crime, presque aucune preuve visuelle n’existe de ces millions de morts.  Seulement 26 photos certifiées par des historiens sont connues. Néanmoins, vous avez décidé de réaliser votre documentaire uniquement à partir de documents d’époque, mais incluant également des films de fiction tournés à cette époque. Comment expliquez-vous ce choix d’un mélange très particulier pour un film documentaire ?

Tout d’abord, pour ne pas laisser la dictature gagner. Or, c’est un crime sans images : il y a 4,5 millions de morts juste en Ukraine, et seulement 26 photographies attestées par les historiens. Donc, ces photographies sont très importantes. Elles ont été prises par un ingénieur autrichien, Alexander Wienerberger - il a photographié des morts dans les rues, des files d’attente devant les magasins, des enfants affamés, des fosses communes, des villages désertés… Il travaillait à l’époque à Kharkiv, et il avait réussi à sortir ces photos, au risque de sa vie, par la valise diplomatique et les transmettre à l’archevêché de Vienne, en Autriche, et ensuite au Vatican. C’est pour cela que ces photographies existent. Malheureusement, pour faire un film documentaire, cela ne suffit pas. Je me suis alors beaucoup posé la question : que reste-t-il pour prouver qu’il y a eu une famine et de le montrer au public ? Il y avait ces 26 photographies, mais aussi le cinéma soviétique qui dit beaucoup de choses, même si c’est de la fiction. Alors, je me suis servi du réel dans la fiction. Car, dans cette fiction, il y avait des éléments très importants, comme la pauvreté des paysans, la collecte des céréales, etc. Donc, j’ai utilisé la propagande soviétique pour démonter cette même propagande.

Lors du débat qui avait suivi la projection de votre film au Fipadoc, vous avez expliqué qu’il y a eu des conséquences très lourdes de cette famine surtout dans le Donbass, région ukrainienne aujourd’hui particulièrement revendiquée par les Russes. De quelles conséquences et répercussions parlez-vous ?

Cette histoire permet à comprendre le présent. Donc, il ne s’agit pas de faire des comparaisons. En histoire, comparaison n’est pas raison. Mais toutes les zones du Donbass, surtout dans le sud, c’étaient les zones les plus touchées par la famine. Ces zones ont été vidées de leurs habitants, par la mort, au cours de ce génocide. À cette époque, Staline avait fait ce qu’il avait fait souvent : il a déplacé des populations russophones dans ces zones-là. Ce qui explique que, historiquement, ces gens avaient des liens avec la Russie, parce que Staline les avait implantés ici. Ce sont les chancelleries occidentales qui, dès 1933, étaient au courant de ce meurtre de masse. Ils l’ont écrit dans leurs rapports. En mai 1933, le consul italien, à Kharkiv, a écrit : « Bientôt, il n’y aura plus de problème en Ukraine, parce qu’il n’y aura peut-être plus d’Ukrainiens. On assiste à une russification de cette zone. » Ainsi, l’histoire peut parfois éclairer une partie de l’actualité.

Le Holodomor extermination par la faim » en ukrainien), c’est-à-dire le génocide provoqué par une faim intentionnelle décidée par Staline, a été reconnu que très récemment par l’Allemagne et le parlement européen. La reconnaissance de ce génocide est-ce aujourd’hui un enjeu pour les historiens réclamant la vérité historique ou cela fait-il partie des enjeux de la guerre menée en Ukraine par la Russie ?

Ce génocide est aujourd’hui reconnu par une trentaine de pays (États-Unis, Canada, Pologne, Hongrie, États baltes, Espagne, plusieurs pays d’Amérique latine…). En novembre et décembre 2022, le Bundestag allemand et le Parlement européen ont reconnu à leur tour le Holodomor comme un génocide. La reconnaissance de la mémoire de ce génocide fait partie de la guerre d’aujourd’hui. Un exemple : aujourd’hui, dans la région occupée du sud de l’Ukraine, dans la ville de Marioupol, l’armée russe démonte tous les mémoriaux à la mémoire du Holodomor. Et cela ne se passe pas seulement à Marioupol. Après avoir rasé la ville, les Russes s’occupent de la mémoire, parce que cette mémoire continue à déranger en Russie. Dans le même temps, cette mémoire a unifié le peuple ukrainien, la nation ukrainienne. C’est un élément extrêmement important. J’engage la France à réfléchir sur la reconnaissance, en tant que génocide, de ce meurtre de masse.

C’est à la fois un documentaire sur un mensonge d’État, mais aussi sur un mensonge des médias. En 1933, le jeune journaliste gallois Gareth Jones avait réussi à recueillir clandestinement dans les campagnes ukrainiennes des témoignages qui affirmaient clairement cette famine organisée. Et il avait envie de raconter la vérité, quoi qu’il en coûte. Mais, il n’a pas réussi à alerter le monde, parce que Walter Duranty, un confrère du New York Times à Moscou, Prix Pulitzer en 1932 pour ses articles sur la politique de Staline, avait colporté et validé les mensonges soviétiques. Quelle est la leçon à tirer pour les médias d’aujourd’hui ?

Gareth Jones était le premier lanceur d’alerte du XXe siècle. Et le lien avec la presse aujourd’hui est très fort. Au péril de sa vie, Gareth Jones enquêtait dans les villages ukrainiens après avoir faussé compagnie aux autorités soviétiques. Animé par l’envie de dire la vérité, il rentre au Royaume-Uni, et le jour même de la parution de son article dans The Evening Standard, un article de Walter Duranty sort dans le New York Times disant que Gareth Jones est un menteur. Comme le New York Times était un si important journal, tout le monde l’a cru. Donc, le New York Times a une responsabilité forte, car Walter Duranty n’a fait que relayer la propagande officielle de l’Union soviétique pour conserver son poste et ses nombreux avantages.

Et il y avait aussi un personnage politique français, Édouard Herriot [ministre d’État entre 1934 et 1936, NDLR] qui a accrédité le mensonge de l’Union soviétique. Cette dernière avait organisé pour lui une visite Potemkine, c’est-à-dire avec des villages et des kolkhozes complètement artificiels, totalement mis en scène. Le lien avec aujourd’hui c’est qu’il faut faire attention avec Internet et les réseaux sociaux, les fake news de Donald Trump, etc. Un mensonge peut facilement gagner pendant des décennies. L’Holodomor a été inconnu jusqu’à 1991, jusqu’à les archives de l’URSS soient disponibles et accessibles aux historiens.

Moissons sanglantes – 1933, la famine un Ukraine, du réalisateur français Guillaume Ribot, Grand prix du Fipadoc 2023. Prochaine diffusion sur France 5, le dimanche 19 février à 22h30.