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Guinée, histoire des violences politiques: Itinéraires d’une mémoire meurtrie

Soixante ans après l’indépendance, un silence étouffant entoure encore le traumatisme que constitua pour la Guinée la Première République d’Ahmed Sékou Touré. Cette histoire complexe et douloureuse a été peu écrite, encore moins jugée, et se transmet difficilement d’une génération à l’autre, laissant la jeunesse guinéenne dans la confusion et ouvrant la voie à de nouveaux cycles de violence.

« En Guinée, on ne respecte rien, même pas les morts », fulmine le député Fodé Maréga, en franchissant le portail rouillé d’un cimetière à Nongo, dans la banlieue de Conakry. Une petite allée sépare le lieu en deux. À gauche, une épitaphe datant de 2012, quelques amas de terre fraîche bordés de pierres, des tombes visiblement récentes. À droite, une vaste friche envahie d’herbes hautes, et au fond quelques rangs de maïs cultivés par des habitants du quartier. Difficile d’imaginer qu’ici, dans les années 1970, ont été enterrées des dizaines - peut-être des centaines - de victimes du régime de Sékou Touré. Et que ce lieu, devenu au fil des années un cimetière sauvage serait, selon des témoignages d’ex-militaires et des habitants du quartier, l’un des premiers charniers datant de cette époque formellement identifié. « Les prisonniers arrivaient nuitamment », raconte Fodé Maréga, ex-président de l’Association des Victimes du Camp Boiro (L’AVCB), du nom de la prison politique la plus emblématique de l’époque, où furent emprisonnés, torturés et tués de nombreux Guinéens. « Certains creusaient leur propre tombe à la lueur d’une torche avant qu’on ne les exécute. D’autres arrivaient déjà morts. Nous avons essayé de protéger ce lieu, d’en faire un lieu de mémoire pour que les Guinéens viennent s’y recueillir et comprendre que le régime de Sékou Touré était une tyrannie. Mais aujourd’hui tout le monde y met ses morts sans distinction, parce qu’à Conakry l’espace manque », se désole le député.

Au cimetière de Nongo, avec Fodé Marega. Une partie de ce cimetière servait selon les victimes de charnier du camp Boiro. Dans les années 1990, un mur a été construit autour pour le préserver, mais aucune fouilles n’ont été entreprises ni inscription posée. Avec le temps et le manque d’entretien, les herbes folles ont repris le dessus. Le lieu est même envahi de tombes récentes qui n’ont rien à voir avec cette histoire. Le peu de mémoire qui avait été arrachée à l’oubli s’efface.
Au cimetière de Nongo, avec Fodé Marega. Une partie de ce cimetière servait selon les victimes de charnier du camp Boiro. Dans les années 1990, un mur a été construit autour pour le préserver, mais aucune fouilles n’ont été entreprises ni inscription posée. Avec le temps et le manque d’entretien, les herbes folles ont repris le dessus. Le lieu est même envahi de tombes récentes qui n’ont rien à voir avec cette histoire. Le peu de mémoire qui avait été arrachée à l’oubli s’efface. © Florence Morice / RFI

Parmi les cadavres toujours ensevelis ici, figurerait pourtant celui du plus célèbre d’entre eux, Diallo Telli, diplomate, ex-Secrétaire général de l’OUA, l’ancêtre de l’Union africaine. Il faisait la fierté de la Guinée avant d’être accusé de « comploter » contre Sékou Touré et de mourir en 1976 dans l’une de ses geôles, des suites de la diète noire, cette méthode de torture qui consistait en une privation totale de boisson et de nourriture. « Le chef du quartier nous a raconté avoir aperçu Sékou Touré revenir ici un jour en pleine nuit pour déterrer son corps, et s’assurer qu’il s’agissait bien de lui, avant de repartir », se souvient Fodé Maréga. C’est grâce à ce témoignage et à d’autres qu’en 1991, l’AVCB et la fondation Diallo Telli, créée par sa veuve, ont obtenu qu’un mur de ciment aujourd’hui noirci soit construit tout autour pour clôturer le lieu, et le sauver in extremis alors que le gouvernement de Lansana Conté s’apprêtait à le vendre à un promoteur immobilier.

À l’époque, l’association espérait que les corps seraient identifiés, rendus à leurs familles et reconnus dans leur statut de victimes. Finalement, le lieu sera abandonné. Les anciens du quartier ont péri, avec eux la mémoire des drames qui se jouèrent ici. Les jeunes filles qui passent devant sur le chemin de l’école ce matin-là, n’y jettent pas un regard. Fodé Maréga, lui, n’y met pratiquement plus les pieds. Et devant ce spectacle, il oscille entre lassitude et colère, lui dont le père fut exécuté à Kindia en 1971 et qui a décidé de quitter sa vie paisible de médecin en France pour rentrer en Guinée parce que dit-il « je ne voulais pas que cela finisse comme cela. Sans mémoire ». Aujourd’hui, il accuse les dirigeants successifs du pays d’avoir sciemment organisé une « amnésie » sur les crimes du passé. Y compris l’actuel président, Alpha Condé, pourtant lui aussi victime du président Sékou Touré, en 1970, lorsque, enseignant en France, il se voit condamné à mort par contumace et contraint à rester en exil pendant plus de vingt ans.

« Construire une mémoire collective en Guinée est quelque chose de très difficile, parce que notre pays vit sur un mythe, celui du "Non" au général de Gaulle. Nous avons eu notre indépendance grâce à Sékou Touré, donc les gens ne comprennent pas que l’on puisse dire que notre premier président s’est comporté comme un malotru, comme un tyran, comme un sanguinaire, s’emporte Fodé Maréga. Mais nous, on ne comprend pas qu’Alpha Condé, après avoir été un renégat de ce régime, se comporte comme s’il avait besoin de son onction. Il avait un devoir de mémoire vis-à-vis de tous ceux qui sont morts. Il est inconcevable qu’il ne puisse pas au moins nous donner la vérité sur ce qui s’est passé. »

Représentation du camp Boiro après la mort d'Ahmed Sékou Touré en 1984.
Représentation du camp Boiro après la mort d'Ahmed Sékou Touré en 1984. © KHP

Si la mémoire de ses victimes semble avoir été effacée, le mausolée d’Ahmed Sékou Touré occupe lui une place de choix dans l’enceinte de la Grande Mosquée de Conakry. C’est là, sous une dalle de marbre que repose l’ex-président aux côtés de Samory Touré et d’Alpha Yaya Diallo, héros de la lutte contre la « pénétration coloniale » dont les bustes bordent l’allée. En 2017, sous l’impulsion d’Alpha Condé, le lieu a été rénové. Nabi Bangoura, qui supervise l’entretien du site pour l’ONG ODESIPEG, ne manque rarement une occasion de rappeler au visiteur quel « martyr héroïque » fut Sékou Touré. Un homme « sévère » mais « juste », dit-il, qui a donné sa vie pour la « liberté du pays ». Il cite par cœur les célèbres mots lancés en 1958 par Ahmed Sékou Touré au général de Gaulle et qui ouvrent la voie à l’indépendance : « Nous préférons la liberté dans la pauvreté à la richesse dans l’esclavage. »

Pour ce quinquagénaire, les allégations de « torture » sous la première République ne sont que des « bobards », et les victimes, soit des « menteurs » soit « des malfaiteurs qui ont violé la loi ». Quant au camp Boiro ? Nabi Bangoura était « trop jeune », dit-il pour savoir ce qui s’est produit, mais c’est « du passé ». Un discours qu’il n’est pas rare d’entendre à Conakry.

Mémoire héroïque célébrée d’un côté, mémoire victimaire effacée de l’autre. Le camp Boiro, lui, qui se dresse à quelques pas de là, a changé de nom, rebaptisé camp Camayenne par les autorités, et entièrement rénové durant la transition militaire de 2009-2010, officiellement dans le cadre d’une réforme de l’armée. Cette rénovation emporta avec elle l’histoire du lieu le plus emblématique de la violence du régime de Sékou Touré, y compris les impacts de balles qui criblaient les murs du camp depuis l’agression du 22 novembre 1970[1].

Tout juste l’AVCB, a-t-elle pu obtenir que dans la partie carcérale située à l’extrémité sud-est du camp, soit reconstruite une réplique d’un bâtiment baptisé « tête de mort ». Quatre murs sans toit où étaient livrés à la pluie, au soleil et au vent les prisonniers considérés comme les plus « dangereux ». Ont disparu, au passage, les traces laissées sur ces murs par des prisonniers qui gravaient ou apposaient des inscriptions au moyen de leur sang ou de leurs excréments. Le lieu n’est accessible que sur demande aux membres de l’association. Et peu à peu l’espace est grignoté. À l’extérieur, sous un hangar, des femmes ont désormais installé une cuisine pour les militaires. Récemment des toilettes ont même été construites. Mais toujours rien qui rappelle l’histoire tragique du lieu. Le 25 janvier 2015, la première pierre de ce qui – espèrent les associations de victimes – deviendra un jour un mémorial dédié, a été posée, en présence des ambassadeurs de France et des États-Unis et du Ministre des Droits de l'homme. Un moment fort qui venait couronner des années de lutte contre l’oubli. Trois jours plus tard, la pierre a mystérieusement disparu.

Abbas Bah, 74 ans, qui a lui-même passé cinq longues années dans ce camp, s’en est aperçu le premier. « C’est comme si l’on voulait m’amputer de l’essentiel de ma vie. On m’a mis en détention dans le secret. Je ne voudrais pas que le reste de ma vie se passe aussi dans le secret, résume-t-il. Il y a tellement de gens qui ne veulent pas que cette histoire se sache. Mais tant que les corps de toutes les victimes n’auront pas été rendus à leurs proches et que cette histoire n’aura pas été racontée, cinquante mille âmes continueront à hanter la mémoire de la Guinée », soit autant que le nombre estimé de victimes selon l‘AVCB, en l’absence de bilan officiel[2].

« Un jour, se souvient Abbas Bah, Lansana Conté (qui prit le pouvoir à la faveur d’un coup d’État après la mort de Sékou Touré, ndlr) nous a fait recevoir à la Présidence par le colonel Kandé. Nous sommes arrivés, et il nous a dit : « Moi, j’aime la géographie, mais je n’aime pas l’histoire. Il a dit qu’il avait visité des camps nazis en Europe et que pour lui, conserver ces lieux, c’était retourner le couteau dans la plaie. J’ai répondu : « Mon colonel, je ne pense pas qu’on puisse tourner la page d’un livre que l’on n’a pas lu. » Cela fait partie de l’histoire de la Guinée. On ne peut pas cacher ça. Sinon l’histoire ne cessera pas de se répéterMon plus grand bonheur, explique Abbas Bah ce jour-là dans un sourire rêveur, serait que tout cela soit raconté dans les livres d’histoire. Je considère que je dois ça aux compagnons qui étaient ici avec moi, mais qui n’ont pas pu en sortir vivants. »

Mais en Guinée, l’effacement du camp Boiro n’est pas seulement physique. Aucun manuel scolaire ne retrace avec précision le déroulé des faits durant la Première République. Tandis que la lutte pour l’indépendance est abondamment racontée, glorifiée, les années qui suivirent sont souvent survolées, par des enseignants en manque d’outils pédagogiques. Rares sont les historiens guinéens qui osent s’attaquer aujourd’hui encore à cette histoire complexe et – 34 ans après – toujours conflictuelle. En apparence, la parole s’est un peu libérée. Des témoignages existent, nombreux ces quinze dernières années. Mais la littérature disponible souffre de manichéisme : aux côtés des récits de victimes directes ou indirectes du régime s’affrontent deux versions de l’histoire. « D’un côté, écrit Céline Pauthier, les partisans de l’ancien régime” qui défendent, la figure de Sékou Touré et justifient le recours à la violence politique par la nécessité de sauver la souveraineté nationale menacée par les ‘complots’ ourdis de l’extérieur, avec la complicité d’ennemis guinéens du régime. […] De l’autre, les récits des détracteurs, selon lesquels du milieu des années 1950 au milieu des années 1960, Sékou Touré aurait réussi à susciter l’enthousiasme de ses compatriotes en promettant l’avènement d’une nouvelle société d’inspiration socialiste, jusqu’à ce que sa soif de pouvoir ne l’emporte. Pour masquer les échecs économiques et politiques de son régime, il aurait alors consacré toute son énergie à l’invention d’un régime quasi totalitaire, dominé par la répression des élites et l’appauvrissement des populations rurales. »

En Guinée, cette fracture idéologique traverse la communauté des historiens eux-mêmes, plus enclins à chercher et écrire sur l’avant que sur l’après 1958. Et c’est ainsi que depuis 1994, tous les projets d’écriture collégiale d’une histoire générale de la Guinée se sont soldés par des échecs. De nombreuses questions parfois simples mais toujours sans réponse hantent la mémoire guinéenne. Les complots successifs utilisés par Sékou Touré pour justifier la répression étaient-ils réels ou inventés ? Combien de victimes ont fait les régimes successifs ? Où sont-elles enterrées ? Combien restent enfouies dans des mémoires individuelles ou collectives ?

« Les gens ont encore peur de parler. Ils sont traumatisés, c’est un héritage de l’époque », affirme l’écrivain Lamine Kamara, rescapé de la Première République lui aussi. « La peur qui a terrorisé les Guinéens sous Sékou Touré n’a pas encore entièrement disparu ». À l’en croire, le régime a su verrouiller la parole jusque dans les familles. « Dans une fratrie, il n’était pas rare que l’un des fils soit nommé ministre ou gouverneur pendant que l’autre était arrêté. C’était délibéré. On faisait en sorte que les cartes soient brouillées ». Dans ces familles, parler, c’est menacer la cohésion de plusieurs générations.

À Conakry, pour expliquer la persistance de cette chape de plomb, beaucoup évoquent aussi la consanguinité entre tous les régimes qui se sont succédé depuis « Lansana Conté était issu du régime de Sékou Touré, et aujourd’hui encore beaucoup de hauts fonctionnaires sont d’anciens responsables du PDG, le parti État de l’époque. Or aucun chef d’État ne peut accepter de se faire hara-kiri avec sa propre histoire », estime un sociologue qui souhaite garder l’anonymat. « La Guinée a scellé un pacte de silence avec son passé », estime enfin Bertrand Cochery, ex-ambassadeur de France en Guinée.

À la mort de Sékou Touré, son successeur Lansana Conté avait pourtant affiché une volonté de rupture, de réconciliation et de vérité. Rapidement, après 1984, une commission est mise sur pied pour « autopsier » le pays, raconte le général Facinet Touré, le numéro 2 du régime qui prend alors le pouvoir et se targue d’en être l’initiateur. Objectif : rédiger un « contre livre-blanc », pour répertorier les crimes du régime de Sékou Touré. Et faire contrepoids au célèbre Livre blanc dans lequel l’ex-président décrivait les crimes réels ou supposés de ceux qu’il venait de faire arrêter.

Nous sommes en 1985. De sources concordantes, la commission dispose de nombreux témoignages et d’archives : présidence, Camp Boiro, police, certaines archives personnelles de Sékou Touré. Mais un an plus tard l’entreprise d’ « autopsie » s’arrête net. Et 35 ans après, les acteurs de l’époque continuent de se renvoyer la responsabilité de cet échec. Les uns affirment que Lansana Conté, chef d’état-major adjoint sous Sékou Touré, aurait dissout la Commission après la découverte d’un document le mettant en cause dans les crimes commis au camp Boiro. Les autres affirment au contraire que dans un tiroir de ce camp aurait été trouvé un document « disculpant Ahmed Sékou Touré »au « profit » de son frère. « Beaucoup de choses que l’on croyait vraies étaient fausses et beaucoup de choses que l’on croyait fausses étaient vraies », explique, énigmatique, Amadou Tayiré Diallo, à l’époque secrétaire général de la Commission, sans pour autant être en mesure de présenter le fameux document.

En lieu et place de « vérité », les Guinéens assistent quelques mois plus tard à une nouvelle série d’exécutions sommaires qui rappelle des méthodes qu’on disait révolues, lorsqu’après une tentative ratée de coup d'État, Diarra Traoré et d’autres dignitaires de l'ancien régime sont exécutés après un simulacre de procès, typique du régime d’Ahmed Sékou Touré, qui s’apparente davantage à un règlement de comptes au plus haut sommet de l’État qu’à une quelconque forme de justice.

Quant aux archives, à Conakry les rumeurs vont bon train sur qui les détiendrait. Ont-elles été vendues ? Ont-elles disparu ? Nombreux sont ceux qui disent en posséder tout ou partie, ou tout du moins savoir où elles se trouvent, sans pouvoir les montrer. Une chose est sûre, seule une infime partie a été versée aux Archives nationales. Comme la mémoire, en Guinée, les archives semblent donc morcelées, éparpillées. Et la mythologie qui les entoure alimente les récits les plus contradictoires sur de supposées vérités cachées que ces archives seraient censées révéler. Tandis que les uns et les autres s’accusent mutuellement de les garder secrètes pour mieux pouvoir falsifier l’histoire[3].

Pendant que le débat sur la responsabilité individuelle de Sékou Touré occupe le devant de la scène, le récit du vécu de milliers de Guinéens lui, est relégué au second plan, tout comme le débat sur les droits de l’homme et la responsabilité de l’État.

« En Guinée, les critères entre ce qui est juste ou injuste, vrai ou faux sont absents. Cela pérennise une culture de la violence et l’impunité », s’inquiète un sociologue. « La Guinée après l’époque Sékou Toure s’est redressée comme elle a pu sans jamais revenir sur ce fond trouble qui la hante comme un démon », déplore un diplomate.

Et tandis que l’élite guinéenne s’écharpe sur ces questions, la jeunesse, elle, vit dans la confusion, dans un pays où l’amnésie confine à la schizophrénie. « Nous n’avons pas une Histoire mais des Histoires », déplore Alseny Sall, jeune juriste, défenseur des droits de l’homme. Qui dit vrai ? Qui dit faux ? Interroger la mémoire du passé en Guinée, c’est se heurter à beaucoup de questions sans réponse.

Celles de cet étudiant, par exemple, croisé à une terrasse dans le quartier Mafanco, et à qui les parents ont expliqué, enfant, qu’Ahmed Sékou Touré était « le meilleur président qu’a connu la Guinée » avant qu’il ne découvre à 25 ans passés une photo des pendaisons publiques du mois de janvier 1971[4], qui emportèrent des responsables de l’époque, accusés de complot. « Pourquoi ont-ils été pendus comme ça ? Comment connaître la vérité sur tout ça ? », il s’interroge encore.  

Ou celles de ce jeune Guinéen rencontré au lycée du 2 octobre, - baptisé ainsi en référence à ce jour de 1958 où l’indépendance du pays fut proclamée. Lui souhaiterait, dit-il, devenir « un cadre de la Guinée » mais a besoin avant cela de comprendre comment et pourquoi un matin de 1971, Sékou Touré décida de s’en prendre ainsi à son élite dirigeante. « Si je ne comprends pas ce qu’ils ont fait et pourquoi ils ont été tués, comment vais-je éviter de commettre les mêmes erreurs et risquer de me faire arrêter moi aussi ? »« L’histoire de notre pays est faite de trous noirs », se lamente à son tour le journaliste Ibrahim Baldé.

Paradoxalement, les trous de l’histoire guinéenne ont permis, ces dernières années, un retour des fidèles de Sékou Touré sur la scène publique et médiatique, impensable encore il y a 10 ou 15 ans. Un personnage incarne ce retour : Ansoumane Bangoura, ex-directeur de cabinet du dernier ministre de l’Information sous Sékou Touré, figure emblématique de la lutte pour l‘indépendance, un gaillard de 76 ans, verbe haut, costume vert élégant et fier aujourd’hui encore de se présenter comme journaliste « DE » la voix de la révolution, l’unique radio nationale autorisées à l’époque, avec une emphase tout particulière sur ce « DE » auquel il tient dit-il « comme à une particule de noblesse ». Depuis deux ans, chaque dimanche sur les antennes d’une radio privée, la radio Évasion, il anime « Témoin de l’histoire », une émission dans laquelle, sous couvert de faire la « catharsis » du peuple guinéen, lui et ses invités se remémorent les faits de gloire du régime de Sékou Touré, son empreinte sur les arts, le sport, la place de la Guinée sur la scène africaine et réactivent le mythe de cette figure panafricaine qui incarna un temps les idéaux de la jeunesse et des intellectuels du continent.

« Nous sommes malades de notre histoire, plaide Ansoumane Bangoura. Ceux qui ont combattu l’indépendance de la Guinée, et qui ont combattu le régime d’Ahmed Sékou Touré tiennent coûte que coûte à présenter la Guinée sous les plus vilains oripeaux : dictature sanguinaire, monstre, camp Boiro. Vous voyez, il y a un tropisme négatif. « La Guinée ? C’est le camp Boiro. Sékou Touré ? C’est un assassin ». Cela fait que le Guinéen est traumatisé. Si bien que le mensonge est devenu culturel en Guinée. Nous sommes dans un monde kafkaïen. Je n’ai pas honte de le dire. Le Guinéen est un homme qui se réfugie dans le confort de la folie », conclut l’animateur.

Ansoumane Bangoura, animateur de l’émission « Témoin de l’Histoire ».
Ansoumane Bangoura, animateur de l’émission « Témoin de l’Histoire ». © RFI

Même s’il reste marginal, ce discours trouve un certain écho auprès d’une jeunesse peu éduquée, largement au chômage, en quête d’autorité et d’un passé glorieux auquel elle pourrait s’arrimer dans son combat pour l’émancipation au même titre que ses frères et voisins ivoiriens ou sénégalais.

« Jusqu’à la fin des années 1990, les gens réfléchissaient deux fois avant de parler du PDG-RDA (le parti-État de Sékou Touré, ndlr), mais cette période est révolue », assure l’historien Maladho Siddy Baldé. Le tournant s’opère selon lui à l’occasion du cinquantenaire de l’indépendance. C’est à cette époque qu’est inauguré un nouveau palais présidentiel construit dans les années 1990 sur les ruines de l’ancien et officiellement baptisé « Sékoutouréya », ce qui signifie « chez Sékou Touré ». « Le président Lansana Conté aurait commenté l’événement en ces termes : “On lui doit bien ça !” », note l’historienne Céline Pauthier[5].

Aujourd’hui, la veuve de Sékou Touré, de retour au pays après un long exil, reçoit fièrement les visiteurs dans la maison du couple. C’est ici, aime-t-elle à rappeler, qu’en 1966 les Touré accueillirent Kwame Nkrumah, le père de l’indépendance ghanéenne. Elle vante sans sourciller « la bonté » de son mari, « incompris » selon elle et dont la mémoire aurait été volontairement salie. Au mur, on le voit en couverture des journaux de l’époque, serrant par exemple la main de Patrice Lumumba, dans le petit musée familial qui lui est consacré. Mohamed Touré, son fils fut candidat aux législatives en 2017 sous la bannière du PDG-RDA, recrée sur les ruines de l’ancien. Ceux qui le connaissent bien le taquinent même sur la façon qu’il a de reproduire les accents de son père. Quant à la sœur, Aminata Touré, elle a créé la surprise en remportant en candidate indépendante un siège aux dernières communales et pas n’importe où : à Kaloum, le quartier administratif de la capitale.

Hadja Andrée Touré, la veuve d'Ahmed Sékou Touré chez elle à Conakry, en 2017.
Hadja Andrée Touré, la veuve d'Ahmed Sékou Touré chez elle à Conakry, en 2017. © Florence Morice / RFI

Pendant ce temps-là, les autorités guinéennes semblent prôner une réconciliation par l’oubli qui implique de mettre sous le boisseau, ensemble, victimes et bourreaux. Cela provoque l’inquiétude des associations de victimes : « Si nous n’arrivons pas à résoudre ces questions aujourd’hui, ce ne sont pas nos enfants qui vont le faire », redoute Fodé Maréga. « Nous, qui sommes marqués psychologiquement par la disparition de nos parents, nous continuons à nous battre contre l’oubli, mais si nous nous disparaissons, nous craignons que cette lutte n’aille nulle part.»

Quant aux défenseurs des droits de l’Homme, ils déplorent les traces laissés par ces trous de mémoire dans la société guinéenne : manque de confiance dans l’État, manque de confiance dans la justice, violence dans les rapports sociaux, et culture de l’impunité. En 2009 encore, plus de cent cinquante Guinéens furent tués par des forces de l’ordre et des dizaines de femmes violées dans un stade de la capitale Conakry, sans qu’aucun responsable n’ait pour l’heure été jugé ou sanctionné. Chaque année, l’anniversaire de ce massacre du 28 septembre est l’occasion pour les associations de rappeler à quel point les drames d’aujourd’hui trouvent leurs sources dans les silences d’hier. L’année 2017 n’a pas fait exception. Ce jour-là, au siège de l’AVIPA, l’association créée autour des victimes du massacre du stade, une troupe de théâtre interprète une pièce inspirée de ce drame, toujours impuni. Viols, hurlement, violence des policiers. C’est cru. Puis les cris de douleurs des acteurs se mêlent à ceux du public. Une femme hurle. S’évanouit. Elle était dans le stade le 28 septembre 2009 et réclame justice. Trois personnes s’entraident pour l’évacuer. Un autre se lève. Demande à ce que tout cela s’arrête. « Nous sommes déjà morts, ça suffit. », hurle-t-il. La représentation s’arrête. Restent seulement les silences et les traumatismes. Dans l’assistance, il y a plusieurs représentants de l’Union européenne. Aucun du gouvernement guinéen. La preuve aux yeux de nombreuses victimes, de « l’incapacité de l’État à reconnaître sa responsabilité » dans la succession d’épisodes violents qui, depuis 1958, n’ont cessé d’endeuiller le pays. Quelques semaines plus tard, une brèche s’ouvre, avec l’annonce de la fin de l’instruction, dans le dossier du massacre du 28 septembre. Elle ouvre la voie à un procès. Les associations espèrent qu’il sera une première étape indispensable pour combattre « le fléau que constitue la violence politique, récurrente en Guinée ».

► Lire la suite de notre enquête historique : Menace aux frontières (1/7)

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« Guinée : une histoire des violences politiques » est un projet initié à l’occasion des 60 ans de l’indépendance guinéenne (2 octobre 1958). Il rassemble des journalistes (RFI), des défenseurs des droits humains (FIDH, OGDH,) et des universitaires. Ce projet a été réalisé avec le soutien financier de l’Union Européenne. Son contenu relève de la seule responsabilité de ses auteurs et ne reflète pas nécessairement le point de vue de l’Union Européenne.

Article initialement publié le 17/06/2018.

[1]  PAUTHIER Céline, « L'héritage controversé de Sékou Touré, « héros » de l'indépendance » in Vingtième Siècle. Revue d'histoire, vol. 118, no. 2, 2013, pp. 31-44.

[2] Le nombre de victimes de la Première République reste un sujet de controverse. L’AVCB avance le chiffre de 50 000 morts, citant un communiqué d’Amnesty international dont la trace n’a pas pu être retrouvée. Aucune source indépendante n’est en mesure de confirmer ce chiffre, contesté par les défenseurs de la Première République. Les autorités du pays n’avancent aucune estimation. Nadine Bari, veuve d’Abdoulaye Djibril Bari, haut fonctionnaire guinéen disparu après son arrestation en août 1972, a entrepris ces 20 dernières années d’établir une base de données sur les prisonniers des prisons de Boiro, Kindia et Kankan. Mais l’accès aux archives reste problématique. Et ce recensement, toujours en cours, ne tient pas compte des victimes du régime qui furent par exemple tuées au frontières, mais ne transitèrent par aucun de ces trois camps.

[3] ARIEFF Alexis, MC GOVERN Mike History is stubborn : Talk about Truth, Justice, and National Reconciliation in the Republic of Guinea”, in Congressional Research Service, Volume 55, Issue 1 , January 2013 , pp. 198-225

[4] Le 25 janvier 1971, au petit matin, 4 hauts cadres de la Guinée sont pendus au Pont du 8 novembre à l’entrée du centre-ville de Conakry, connu depuis sous le nom de « Pont des pendus ». Au même moment, des scènes similaires ont lieu dans plusieurs grandes villes du pays. Partout, les corps restent exposés toute la journée, à la vue des passants. À Conakry, ordre a même été donné aux responsables d’établissements scolaires d’y emmener leurs élèves, pour qu’ils assistent au spectacle macabre.

[5] PAUTHIER Céline, op. cit.