Niger
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

«La Cargaison» très spéciale du Guinéen Souleymane Bah, première en France du prix RFI Théâtre 2020

Onze jeunes Guinéens ont trouvé la mort à Conakry lors d’une manifestation en octobre 2019. Une répression sur laquelle l’auteur guinéen Souleymane Bah, exilé en France pendant cinq ans, a écrit une fable universelle, « La Cargaison ». Une pièce distinguée en 2020 avec le prix RFI Théâtre et aujourd’hui mise en scène de façon très physique, rigoureuse et entraînante par l’auteur aux Zébrures d’automne, un festival si bien nommé « Francophonies-des écritures à la scène ». Entretien.

RFI : La Cargaison est un dialogue de cadavres rythmé par une « déambulation macabre » de corbillards entre la morgue et le cimetière. Les spectateurs plongent dans un sujet très grave, inspiré par l’histoire réelle d’une manifestation sanglante à Conakry, en 2019, contre le pouvoir à l’époque en Guinée. À l’occasion du Festival des Francophonies à Limoges, cette pièce vient de vivre sa première en France dans un théâtre de 220 places, la scène nationale d’Aubusson, située dans une commune de 3 500 habitants dans un département très rural, la Creuse. Ce soir, comment avez-vous vécu le croisement de ces deux univers, éloignés de plus de 4 000 kilomètres à vol d’oiseau ?

Souleymane Bah : Le fait que cela se passe dans un endroit comme celui-ci amène quelque chose d’intime, de proche. Même si l’histoire semble loin, même si cela vient de quelque part qui ne résonne peut-être pas dans la tête des gens de la même manière, être dans un tel endroit, dans un « petit » théâtre, cela donne pour moi et les comédiens la sensation d’une proximité symbolique. Même si Conakry [2,3 millions d’habitants, NDLR] peut apparaitre comme une grande ville, l’histoire de cette pièce est finalement confinée dans un petit endroit. Lorsqu’il y a des manifestations à Conakry, une bonne partie de la capitale vit au rythme de ces manifestations, mais la partie de la ville où est née l’histoire de La Cargaison, est un endroit plutôt cloîtré. C’est un endroit presque hors de la ville, hors de tout. Donc, il n’y a pas forcément une antinomie entre ce théâtre dans un environnement rural et l’endroit d’où l’histoire est partie.

Après le spectacle, plusieurs jeunes spectateurs dans la salle vous ont posé beaucoup de questions pertinentes sur la pièce, sur votre façon de travailler en tant qu’auteur et metteur en scène. Est-ce un compliment pour l’universalité de La Cargaison ?

Exactement. Chaque histoire part de quelque part. Toute histoire, comme cette fable, a une origine. Cette origine peut traverser l’histoire, mais cette origine ne peut pas être l’os de l’histoire. Ce n’est qu’une veine, une nervure de la feuille. Donc, si le texte ne pouvait être compris que par les Guinéens, ne pouvait raconter que la Guinée, j’aurais raté une bonne partie du travail artistique qui me revient. Il faut que l’histoire ait une origine, un nombril, mais l’histoire doit rayonner sur l’ensemble du monde. Des corps qui sont pris en otage, ce n’est pas uniquement une histoire de la Guinée. Nous avons vu ce qui est devenu le corps de George Floyd aux États-Unis. D’autres corps sont devenus des symboles dans des pays comme la Palestine ou en Tunisie pendant le Printemps arabe. Les enjeux du pouvoir ne sont pas spécifiques à la Guinée. L’incapacité de l’être humain à se remettre en question est un problème universel. La vérité est universelle. La compassion est universelle. C’est à la fois la Guinée qui résonne dans ce texte, mais le monde aussi résonne en Guinée, parce que la volonté des jeunes d’avoir un pays transformé, un pays démocratique, un pays dans lequel il fait bon vivre, ce n’est pas spécifiquement guinéen.

Vous n’avez pas seulement écrit cette pièce, mais vous avez absolument voulu le mettre en scène. Pour le compléter, pour le parfaire ?

Un texte a un point final, mais j’avais besoin de mettre des points de suspension dans ce texte, donc il y avait quelque chose qui manquait. J’avais des images dans la tête et je me suis rendu compte que je ne pouvais pas les porter à travers une écriture, à travers une plume en tant que telle. J’avais besoin d’avoir un travail qui ne se contentera pas d’être lu, mais qui rajoutera d’être vu.

Une semaine avant la première au Festival des Francophonies en France, La Cargaison a vécu le 15 septembre sa première internationale à Conakry, au Centre culturel franco-guinéen. Comment s’est passé ce spectacle si attendu abordant un sujet très sensible de la société guinéenne ?

Le spectacle a eu un très bel accueil. Les gens étaient très heureux d’écouter le texte et de voir la mise en scène. Il y avait du monde le premier soir. Et à la deuxième soirée, il y avait encore plus du monde. Des spectateurs qui avaient assisté à la première sont revenus pour la deuxième représentation. La pièce a eu un accueil chaleureux dont nous avons été tous très fiers, parce que le travail nous a permis d’aller à la rencontre des gens de notre pays, de notre environnement. Nous avons pu leur dire que, malgré les difficultés qu’ils peuvent traverser, nous, en tant qu’artistes, nous sommes là aussi pour leur mettre un petit baume au cœur. On ne va pas forcément régler les problèmes, mais on va les faire remonter. Nous pouvons tendre un miroir pour que la société regarde les problèmes en face.

« La Cargaison » lors de la présentation de la pièce de Souleymane Bah à Conakry, au Centre culturel franco-guinéen.
« La Cargaison » lors de la présentation de la pièce de Souleymane Bah à Conakry, au Centre culturel franco-guinéen. © CCFG

La « cargaison » change-t-elle quand le texte se transforme en pièce de théâtre avec du chant, avec une poussière blanche au sol, avec des personnages reliés par un cordon et entourés de chaînes ?

La cargaison est là. Elle est figurée sur scène par cette espèce de carré fermé dans lequel se trouvent les comédiens. Elle est figurée par le lien qui existe entre ces comédiens qui sont attachés les uns aux autres. Elle est là à travers les chaînes suspendues comme un lieu d’emprisonnement. Le texte est là. Je disais souvent aux comédiens qu’il y a des moments particuliers dans le texte où l’on n’a pas besoin de les jouer. On a besoin tout simplement de les faire entendre. Que les gens les entendent. Parfois, on a juste besoin de fermer les yeux, d’entendre les mots, pour que les mots eux-mêmes amènent l’émotion au-delà de ce que les yeux peuvent voir.

Le danseur et chorégraphe burkinabè Serge Aimé Coulibaly était en charge du vocabulaire corporel du spectacle. Comment a-t-il agi sur le jeu très réussi et très physique des deux comédiens Moussa Doumbouya et Serge Koto et de la comédienne-chanteuse Khady Diop ?

Dans un premier temps, Sayouba Sigué, un assistant de Serge Aimé Coulibaly, a travaillé avec nous à Lyon, pour rendre les corps disponibles. Ensuite, Serge a précisé et réorienté des choses, a posé toute la partie du travail d’orfèvre. Il est à l’écoute des comédiens. Il s’assoit, regarde, et ensuite il transforme des petites choses, rajoute des petites touches, amène la justesse et la finesse du jeu, pour en faire quelque chose de beaucoup plus fort et plus beau. Moi, j’amène le regard du metteur en scène, mais je lui laisse toute la liberté de me proposer quelque chose qui correspond à ma vision du spectacle.

L’auteur et metteur en scène guinéen Souleymane Bah après la première en France de son spectacle « La Cargaison », présentée à la scène nationale d’Aubusson dans le cadre du Festival des Francophonies - des écritures à la scène.
L’auteur et metteur en scène guinéen Souleymane Bah après la première en France de son spectacle « La Cargaison », présentée à la scène nationale d’Aubusson dans le cadre du Festival des Francophonies - des écritures à la scène. © Siegfried Forster / RFI

Le résultat, ce sont, par exemple, des mouvements très désarticulés reflétant terriblement bien le royaume de la mort…

Au moment où j’ai démarré la mise en scène, trois choses se sont imposées à moi : d’abord le carré fermé. Cet endroit duquel ces corps ne peuvent pas sortir. La deuxième chose, c’est le lien, le fait que tous les trois soient reliés des uns aux autres. La troisième chose, ce sont les corps. Les corps dans leur double acception. D’abord en tant que dépouilles, morts, cadavres. Mais aussi essentiel que cet aspect-là, c’est l’objet corps, modulable, manipulable à souhait. On peut en faire ce qu’on veut. Ils sont devenus de simples objets. Cette désarticulation est liée à ça. Ces corps se transforment en n’importe quoi, au gré des moments.

J’ai décidé de prendre trois comédiens pour raconter une histoire dans laquelle il y a quatorze personnages. Il fallait faire en sorte que les comédiens se transforment sur scène par un travail corporel, un travail vocal. Le comédien passe du corbillard à Dieu, de Dieu au cercueil, etc. Ce travail ne peut pas se passer de la manipulation du corps. C’est là où Serge Aimé Coulibaly intervient.

Vous étiez un haut responsable du principal parti d’opposition en Guinée (UFDG) quand le régime de l’époque vous a accusé et condamné par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité. En 2016, vous vous êtes exilés en France. Depuis un an, la junte militaire a pris le pouvoir en Guinée , il y a un président de la transition. Ce changement politique, qu’est-ce que cela a changé pour vous concernant votre situation par rapport à la Guinée ?

D’abord, j’ai pu rentrer à Conakry. Deuxièmement, j’ai pu présenter ce spectacle à Conakry. C’était quelque chose qui était très difficile pour moi de savoir qu’un texte qui touche autant les Guinéens ne peut pas être monté et vu à Conakry. C’était une grande émotion de pouvoir prendre cet objet-là et le montrer aux Guinéens. Le troisième changement est politique. Je suis rentré en Guinée, une semaine après le coup d’État. Le président Mamadi Doumbouya qui est aujourd’hui à la tête du pays m’a nommé en tant que secrétaire général du ministère de l’Information et de la Communication. Et puis, la quatrième chose qui a changé et c’est peut-être la plus importante : c’est de sentir l’air de la Guinée, de respirer Conakry avec ses problèmes, son courant qui part, avec l’eau qui est coupée, respirer cette ville avec la poussière, avec les caniveaux remplis, avec les hommes qui sont dans des difficultés, mais qui restent en même temps souriants et se battent tous les jours avec le quotidien pour que ce quotidien se transforme. C’est ça qui a changé : être à la maison.

La Cargaison, texte et mise en scène de Souleymane Bah (Soulay Thiâ’nguel), première en France au Théâtre Jean Lurçat, scène nationale d’Aubusson, le 22 septembre dans le cadre des Francophonies, des écritures à la scène, Zébrures d’automne. Prochaines représentations : le 25 et 26 septembre à l’Espace Noriac à Limoges (avant une tournée à Lyon, à Paris et au Sénégal).