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Les femmes et les entrailles de la création: «Je crée et je vous dis pourquoi»

La création, une lumière entre failles et souffrances. Ce week-end s’est terminé le Festival des Francophonies. Une 39e édition placée aussi sous le signe d’un engagement très féministe, avec des lauréates, des autrices, des comédiennes, des metteuses en scène, des questionnements profonds sur les droits et la force des femmes partout dans le monde. À l’image d’une pièce chorale ambulatoire, composée de dix textes de dix autrices, « Je crée et je vous dis pourquoi. Cartographie au féminin du désir créateur », présentée au Théâtre de l’Union à Limoges.

« Créer. Il en va de ta vie », la parole de l’autrice belge Marie Darah est l’une parmi les dix voix emblématiques de cette pièce autour du désir créatif féminin. Un spectacle ambulatoire pour matérialiser et faire sentir au public le fait que toutes ces créatrices ont cherché dans les recoins les plus reculés d’elles-mêmes pour trouver les mots justes. Nous, spectateurs et spectatrices, casque audio sur la tête pour préserver le caractère très intime des récits, nous sommes invités à découvrir dans les recoins jusqu’ici invisibles de la création du théâtre (les loges, les lieux de confection, le stock de costumes, le quai où l’on décharge les décors…), des expériences souvent jusqu’ici inavouées des autrices sur l’origine de leur envie de créer. Du silence au viol, de la dépression au cri avorté, ces cheminements éminemment féminins apparaissent d’abord comme des ruisseaux faisant des méandres pour enfin former un fleuve impétueux : « Écrire pour survivre », « créer pour faire l’autoportrait des autres Nous », « reprendre la parole confisquée »… Entretien croisé avec Maud Galet-Lalande, une des dix autrices, et la metteuse en scène du spectacle, Aurélie Van Den Daele.

RFI : Aurélie Van Den Daele, vous êtes la directrice du Théâtre de l’Union, Centre dramatique national, à Limoges, et vous avez mis en scène ce spectacle. Pourquoi créez-vous ?

Aurélie Van Den Daele : La thématique du spectacle est de se plonger dans les entrailles du pourquoi on fait ça. Pour moi, c’est parce que je n’ai pas d’autres réponses à la violence du monde. Et cela me permet de dire des choses qui sont vraiment en moi et de leur trouver du sens. C’est un projet avec du monde, avec des groupes où l’on travaille en commun. Nous essayons d’apporter – peut-être pas de réponses, mais des directions, grâce à des autrices, à des textes, à des images. Moi, c’est pour cela que je crée.

Vous êtes une des dix autrices. Pourquoi créez-vous ?

Maud Galet-Lalande : Mon histoire se passe dans un salon et dans la cuisine d’une maison ou d’un appartement. Mon texte s’appelle Terre-Ville, en hommage à une ville pavillonnaire sordide dans laquelle j’ai passé mon adolescence. Il raconte l’histoire de deux mères célibataires, des mères seules, et de ces lignées de femmes seules qui élèvent des enfants seules et qui elles-mêmes finissent par élever des enfants seules.

Pourquoi je crée ? J’ai écrit cinq ou six textes différents avant de réussir à poser mes mots sur celui qui a été choisi pour le spectacle. La question pourquoi je crée est à la fois très intime et je me suis rendu compte que je ne me suis jamais posé cette question. Je n’aurai pas une réponse, mais, en voyant les textes de mes collègues autrices, j’ai l’impression que nous sommes toutes mues par une faille, une souffrance, en tout cas par quelque chose de douloureux qu’on cherche à réparer. J’ai entendu dans un texte que ce sont les failles qui laissent passer la lumière. Peut-être c’est pour cela que je crée.

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Vous avez fait commande de textes auprès des autrices venues de l’Hexagone, mais aussi de la Martinique, de la Guyane, du Congo, de Haïti, de la Belgique, du Maroc, du Bénin, du Liban, du Canada. Après avoir établi cette cartographie au féminin du désir créateur, qu’est-ce que vous a étonné le plus par rapport aux sujets abordés ?

Aurélie Van Den Daele : Ce qui m’a vraiment surpris, c’est que les textes étaient très intimes. Et quand je dis « très », c’est immensément intime. Très régulièrement, ils font référence à des violences très fortes. Ils avaient vraiment ça en commun, alors que je me suis attendue au départ plutôt à quelque chose de la mécanique de création. Cela m’a énormément troublé quand j’ai reçu les textes. Pour cela, j’ai décidé qu’on ne peut pas écouter ces textes assis dans une salle, toujours au même endroit, mais qu’il fallait une écoute très intime de chacune de ces paroles, plutôt individuelles, dans un espace commun, en mode ambulatoire. Cela m’a vraiment troublé de me dire que la création, pour beaucoup, est liée à la souffrance. En tout cas à un endroit de souffrance. Après, elle peut bien évidemment être transformée.

Scène de la pièce « Je crée et je vous dis pourquoi. Cartographie au féminin du désir créateur », création au Festival des Francophonies, Zébrures d’automne 2022.
Scène de la pièce « Je crée et je vous dis pourquoi. Cartographie au féminin du désir créateur », création au Festival des Francophonies, Zébrures d’automne 2022. © Christophe Péan

Existe-t-il un désir de création spécifiquement féminin ?

Maud Galet-Lalande : Je pense que oui. En voyant le spectacle, je me dis que la création que j’ai envie de mener maintenant est féminine. C’est-à-dire que c’est aussi une parole de révolution, une parole politique, et qui, un moment donné, se réempare des mots. En écoutant les textes, je me suis rendu compte que toute créatrice ou autrice, nous avons vécu, d’une manière ou d’une autre, une forme de pression, de musèlement, de silence imposé. Cela signifie que les mots qu’on réussit à poser maintenant et à faire dire à travers la bouche de comédiennes sont certainement une façon de nous libérer, de nous émanciper. Donc, oui, c’est complètement un désir féminin.

Vous avez été formée par beaucoup de metteurs en scène et hommes de théâtre, et visiblement, il s’agit exclusivement d’hommes. Ce vide qui apparaît quand vous affirmez de ne jamais avoir pensé à cette question : « pourquoi créez-vous ? », ce vide vient-il de ce fait-là ?

Maud Galet-Lalande : C’est une question hyper intéressante. À l’époque où j’étais jeune comédienne, il n’y avait pas beaucoup de femmes metteuses en scène et encore moins d’enseignantes metteuses en scène. La commande d’écriture pour ce spectacle m’a permis de poser beaucoup de questions et de remises en question. Je me suis rendu compte que même mon écriture était parfois masculine. C’est-à-dire que je distribuais des rôles principaux à des hommes, que j’empêchais les femmes d’être sur le devant de la scène. En tant que femme, on est souvent opprimée et muselée, mais j’ai l’impression aussi qu’il y a une autocensure. Je me suis rendu compte que j’étais peut-être même un peu misogyne envers moi-même.

Vous avez conçu ce spectacle comme une grande fête de sororité. En tant que directrice du théâtre, metteuse en scène, comédienne, vous pouvez agir sur ce qui est visible sur scène, mais comment agissez-vous sur les spectateurs et les spectatrices ?

Aurélie Van Den Daele : La sororité, ce qui était important pour moi, c’était comment nous, femmes, nous pouvons agir à l’intérieur de notre groupe pour créer des cellules d’entraide et de communication et une généalogie. Ensuite se pose la question comment transmettre cela au public. Le spectacle est conçu comme une déambulation. Pour moi, c’est une manière de solliciter le public à différents endroits. Ce sont des toutes petites choses : ils coupent un fil, ils prennent un pot-là, ils entendent des textes à côté de gens qu’ils ne connaissent pas, ils partagent avec eux des choses très intimes. Et à la fin, on leur donne aussi un texte.

Dans le cadre du spectacle, vous êtes une des autrices, mais au-delà de la pièce, vous êtes également comédienne, metteuse en scène et directrice artistique de la compagnie Les Heures Paniques. Comment agissez-vous sur les spectateurs et les spectatrices concernant cette question du désir créateur féminin ?

Maud Galet-Lalande : Je crois à un théâtre qui soit une utopie rassembleuse. Je crois à un théâtre qui, un jour, permettra d’effacer les genres et les origines. Évidemment, c’est une utopie. C’est un rêve qui, pour l’instant, n’est pas réalisable. Dans mon théâtre, il est souvent question de quelque chose qu’on pourrait nommer le « poélitique », c’est un mot que je trouve très beau, créé par Enzo Cormann [écrivain et metteur en scène français : « poétiser la politique, politiser la poésie », NDLR]. Le « poélitique », c’est partir de son intime pour raconter l’universel. Comment j’agis avec mon théâtre sur les spectateurs et les spectatrices ? Je pars de détails que je connais et des choses qui me sont sensibles et proches, parce que je ne me sens pas la légitimité de raconter des histoires que je n’ai pas vécues. Mais par ces détails de l’intime, j’essaie d’ouvrir et de toucher le maximum de personnes pour tendre vers l’universel. C’est ce qui s’est passé lors du spectacle, en contact avec les dix autrices. Il y a vraiment quelque chose de l’ordre de la sororité. Nous ne sommes jamais vues, on ne se connaît pas, mais on a appris à se connaître à travers nos textes, à travers nos échanges. C’est comme si on semait des graines et le groupe grandit et grandit…

Les textes ont exploré le désir créatif de femmes de mille manières. Y a-t-il encore des tabous qu’on ne peut pas aborder ?

Aurélie Van Den Daele : Nous essayons de briser les chaînes, mais il y en a encore plein de tabous. Par exemple, pourquoi les femmes doivent-elles toujours parler de la violence qui leur a été faite pour parler de la création ? Les hommes, quand on les interroge sur leur désir créateur, ils n’évoquent souvent pas ça, même s’il y a de grands auteurs qui ont souffert. J’ai l’impression qu’il y a aussi beaucoup de tabous autour du féminisme. Il y a tous ces tabous autour du jugement et cette façon de minorer toujours ce que vont faire les femmes. Les dix autrices brisent beaucoup de tabous dans leurs textes, parce qu’ils osent dire plein de choses, mais il y en a encore beaucoup.

Je crée et je vous dis pourquoi. Cartographie au féminin du désir créateur, création au Théâtre de l’Union, à Limoges, dans le cadre du 39e Festival des Francophonies (21 septembre au 1er octobre 2020). Mise en scène : Aurélie Van Den Daele (France). Textes : Bibatanko (République démocratique du Congo), Gaëlle Bien-Aimé (Haïti), Marie Darah (Belgique), Daniely Francisque (France-Martinique), Maud Galet-Lalande (France), Halima Hamdane (France/Maroc), Nathali Hounvo Yekpe (Bénin), Hala Moughanie (Liban), Emmelyne Octavie (France-Guyane), Johanne Parent (Canada).