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Octobre 1922, quand les fascistes marchaient sur Rome

Le matin du 28 octobre 1922, 26 000 fascistes mal armés, sans vivres et détrempés par une pluie battante, se rassemblent dans Rome. Quatre cents carabiniers suffisent à arrêter leur progression. Trois jours plus tard pourtant, leur chef, Benito Mussolini, prend la tête du gouvernement, un poste qu’il occupera pendant plus de vingt ans, jusqu’au 25 juillet 1943.

Comme l’Allemagne, l’Italie est un pays d’unité récente. Elle a gagné son existence en tant qu’État en 1861 à la suite d’une deuxième guerre d’indépendance – la première s’étant soldée par un échec – avant de reprendre la Vénétie à l’Autriche-Hongrie en 1866 et Rome à la papauté en 1870. Monarchie parlementaire, l’Italie libérale reste une démocratie incomplète. Les élections ont longtemps lieu au suffrage censitaire – auxquelles prennent part 2% de la population – et l’analphabétisme touche les trois quarts de la population, malgré des lois très avancées sur l’enseignement obligatoire, que l’État n’a pas les moyens d’appliquer.

L’industrialisation du pays touche exclusivement le Nord, autour dudit triangle industriel, Milan-Turin-Gênes. Le reste du pays est essentiellement agricole. La misère est partout. Le choléra tue encore des milliers de personnes au début des années 1910 à Naples, les carences alimentaires font de la pellagre une maladie extrêmement répandue dans le nord, tuberculose et malaria font des ravages. L’Italie est alors le premier pays d’émigration dans le monde. À la veille de la guerre, en 1913, ce sont 900 000 personnes qui s’en vont à la recherche d’une vie meilleure.

1915-1918 : « La guerre, seule hygiène du monde »

Depuis 1882, le pays est allié à l’Allemagne et à l’Autriche-Hongrie. Mais le désir de reprendre à cette dernière les « terres irrédentes » – non rendues – autour de la ville de Trieste bouscule un gouvernement d’abord acquis à la neutralité. Parmi les « interventistes », on trouve un ancien socialiste révolutionnaire en rupture de ban, Benito Mussolini et des artistes futuristes voyant dans la guerre « la seule hygiène du monde ». L’Italie bascule ainsi du côté des alliés en 1915. À la différence de leurs homologues français, les socialistes conservent néanmoins longtemps leur position neutraliste, laquelle se résume pour l’essentiel à une formule toute symbolique : « Ni soutenir ni saboter ».

En 1917, la défaite de Caporetto rend tangible une menace d’invasion. On assiste alors à un large consensus patriotique. Seules quelques figures de gauche, parmi lesquels Giacomo Matteotti, continuent d’affirmer leur opposition absolue au conflit. L’année suivante, la victoire de Vittorio-Veneto entraîne l’effondrement de l’Autriche-Hongrie. L’Italie est dans le camp des vainqueurs, mais le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes promis par le président étasunien Wilson lui interdit d’annexer des terres dont la population est majoritairement slave.

Le pays est ruiné. En 1919, Benito Mussolini fonde les faisceaux de combat à Milan tandis que l’écrivain Gabriele d’Annunzio occupe Fiume – actuelle Rijeka – sur la côte dalmate. Tous deux profitent de la colère d’anciens officiers qui souffrent du retour à la vie civile et s’agrègent d’anciennes troupes d’élite, les arditi, aux méthodes brutales. Mais Mussolini va surtout proposer ses services aux patrons d’entreprise et aux propriétaires terriens menacés par les troubles sociaux du « Biennio rosso », les deux années rouges.

1919-1920 : le bref âge d’or du socialisme dans les urnes et dans la rue

Portés par les lois électorales de 1912 et 1919, qui ont établi le suffrage universel masculin et le système proportionnel, les socialistes ont le vent en poupe, remportant 32% des suffrages aux élections de novembre 1919. Pour autant, si la frange réformiste compte sur cette victoire pour changer les institutions du pays, les maximalistes regardent du côté de la Russie des Soviets et rêvent de révolution. Dans les faits, le parti refuse l’alliance avec les partis bourgeois et la mobilisation populaire a surtout pour effet de déchaîner la réaction.

En janvier 1921, les communistes dirigés par Pietro Bordiga, Antonio Gramsci et Palmiro Togliatti se séparent du Parti socialiste au Congrès de Livourne. L’année suivante, en octobre, les fondateurs du Parti socialiste, Filippo Turati et Anna Kuliscioff, sont exclus du parti par la majorité dite maximaliste qui continue de regarder avec bienveillance l’expérience bolchevique. Les réformistes se rassemblent alors en Parti socialiste unitaire autour du désormais député Giacomo Matteotti.

Portraits de Filippo Turati, fondateur du Parti socialiste italien et Errico Malatesta, théoricien anarchiste, à la fondation Anna Kuliscioff à Milan. Tous deux meurent en 1932, le premier en exil à Paris, le second à Rome, réduit au silence.
Portraits de Filippo Turati, fondateur du Parti socialiste italien et Errico Malatesta, théoricien anarchiste, à la fondation Anna Kuliscioff à Milan. Tous deux meurent en 1932, le premier en exil à Paris, le second à Rome, réduit au silence. © Olivier Favier

Alors que la gauche se divise, les faisceaux italiens de combat de Benito Mussolini se changent en Parti national fasciste en novembre 1921 et développent un réseau de milices armées, les squadristes, dirigés localement par des « Ras1 », lesquels sèment la terreur, notamment dans les régions où les « subversifs » – les militants politiques et syndicaux de gauche – sont le plus implantés : Vénétie, Lombardie, Émilie-Romagne, Piémont et Toscane. Des responsables politiques sont assassinés devant leur domicile, les « Maisons du peuple » et les sièges des journaux socialistes incendiés, les opposants attaqués à coups de gourdin et contraints de boire de l’huile de ricin, on les expose à la foule alors qu’ils sont pris de diarrhées irrépressibles.

1921-1922 : les milices squadristes, bras armé du fascisme, choisissent la terreur

 Aux élections de mai 1921, les fascistes entrent à la Chambre avec 35 députés2, unis à d’autres partis du « Bloc national ». Le Parti socialiste reste la première formation à l’Assemblée, malgré le départ des communistes qui n’obtiennent que 15 députés. Ils restent néanmoins étrangers aux quatre gouvernements qui se succèdent jusqu’en octobre 1922.

À la Chambre, Giacomo Matteotti dénonce les violences squadristes qui frappent socialistes, anarchistes, communistes et populaires – les futurs démocrates-chrétiens. En septembre 1921, le député socialiste Giuseppe di Vagno est assassiné en pleine rue à Mola di Bari, dans les Pouilles. La peur, la lassitude et un sentiment d’impuissance éloignent les masses des partis de gauche.

Reproduction du tableau de Pelizza da Volpedo, «Il quarto stato» (1901), sur une place du village de Volpedo, dans le Piémont. Une foule de paysans – «le quatrième État» prolétaire par opposition au «tiers état» bourgeois de la Révolution française – s’avancent vers la demeure d’un grand propriétaire terrien.
Reproduction du tableau de Pelizza da Volpedo, «Il quarto stato» (1901), sur une place du village de Volpedo, dans le Piémont. Une foule de paysans – «le quatrième État» prolétaire par opposition au «tiers état» bourgeois de la Révolution française – s’avancent vers la demeure d’un grand propriétaire terrien. © Olivier Favier

Les socialistes sont parvenus à obliger par la loi les grands propriétaires terriens à embaucher les ouvriers agricoles durant l’hiver, voulant mettre fin ainsi à leur misérable condition de travailleurs saisonniers. La loi n’étant pas appliquée, le Ras de Ferrare Italo Balbo mobilise avec ses squadristes 40 000 ouvriers agricoles sans emploi en mai 1922. Encerclant la préfecture, il contraint les autorités de l’État à payer les sommes dues par les patrons. À Parme, en revanche, la résistance acharnée des habitants du faubourg d’Oltretorrente menés par Guido Picelli, le contraint à se replier.

Octobre 1922 : la marche sur Rome fait entrer l’Italie dans la dictature

En octobre 1922, Benito Mussolini ordonne depuis Milan à ses troupes de marcher sur Rome. Le roi, qui craint pour son trône, refuse de signer la proclamation de l’état de siège voulu par le chef du gouvernement Luigi Facta. Le Duce, qui s’apprêtait à fuir vers la Suisse en cas d’échec de son opération, reçoit ainsi tout ce qu’il espérait : le pouvoir, sans même devoir passer par des élections anticipées.

Le communiste Antonio Gramsci est alors à Moscou, où il décrit Mussolini comme un « aventurier médiocre » et considère que « malgré la gravité de la situation actuelle, les perspectives tant pour le prolétariat que pour son parti ne sont pas particulièrement mauvaises ». Parmi les socialistes, certains semblent prêts à négocier. Dans la rue, les attaques redoublent et les menaces pleuvent jusqu’à la Chambre, où beaucoup de députés siègent désormais armés.

En avril 1924, les nouvelles élections ont lieu dans un climat général d’intimidation, de violence et de manipulations. La loi Acerbo de novembre 1923 a réintroduit le scrutin majoritaire. Les fascistes et leurs alliés ont désormais près de deux tiers des sièges. Les trois partis de gauche ne totalisent plus que 15% des voix. Durant la campagne, un candidat socialiste, Antonio Piccinini, a été assassiné.

1924 : le meurtre de Giacomo Matteotti annonce le basculement vers un régime totalitaire

Le 30 mai 1924, Giacomo Matteotti prononce un dernier discours où il dénonce les nombreuses irrégularités des élections et exige leur annulation. Il vient de publier un livre aussitôt traduit en anglais et en français, Un an et demi de domination fasciste, où il établit, entre autres choses, un compte rendu détaillé et glaçant de toutes les exactions commises. En sortant de la Chambre, il confie à ses camarades : « J’ai fait mon discours. Maintenant, préparez-moi une belle oraison funèbre. »

Portrait de Giacomo Matteotti dans sa maison de Fratta Polesine (Vénétie), désormais transformée en musée.
Portrait de Giacomo Matteotti dans sa maison de Fratta Polesine (Vénétie), désormais transformée en musée. © Olivier Favier

Le 10 juin, alors qu’il s’apprête à dénoncer à la Chambre des contrats abusifs du pouvoir fasciste avec une compagnie pétrolière étasunienne, il est enlevé par des tueurs inféodés à Mussolini qui le poignardent aussitôt. Son corps est retrouvé en août dans les environs de Rome. L’opposition quitte la Chambre en guise de protestation, le pouvoir vacille, mais nul n’a plus le pouvoir désormais de le renverser. Le 3 janvier 1925, Benito Mussolini se prononce enfin devant les députés sur la mort de Giacomo Matteotti :

« Eh bien, je déclare ici, devant cette assemblée et devant le peuple italien tout entier, que j’assume (moi seul !) la responsabilité (politique ! morale ! Historique !) de tout ce qu’il s’est passé. […] Si le Fascisme n’a été que huile de ricin et gourdin, et non une superbe passion du meilleur de la jeunesse italienne, à moi la faute ! Si le Fascisme a été une association de malfaiteurs, à moi la responsabilité de cela, parce que ce climat historique, politique et moral, c’est moi qui l’ai créé. »

1 Nom donné aux seigneurs  dans le système féodal éthiopien et par extension aux chefs locaux des bandes armées fascistes en Italie.

2 Trois perdront leur siège, car ils avaient moins de trente ans à leur élection.

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→ Le siècle d’Angelo del Boca, historien sans complaisance de l’Italie contemporaine

→ Emilio Lussu, La marche sur Rome et autres lieux, Editions du félin, 2009. Un témoignage de première main sur les premières années du fascisme.
→ Antonio Scurati, M, l’enfant du siècle, Les Arènes, 2020. On peut l’entendre parler de son roman qui raconte dans le détail l’accession de Mussolini au pouvoir dans l’émission La marche du monde.
→ Emilio Gentile, Soudain, le fascisme, la marche sur Rome, l’autre Révolution d’octobre, Gallimard, 2015.