Burundi
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Mauvaise administration de la justice : Des responsabilités partagées

Lors de la rentrée judiciaire 2023-2024, le 1 septembre 2023 au Stade Ingoma de Gitega, le président de la République n’y est pas allé avec le dos de la cuillère avec les magistrats en les accusant de tous les maux. Sont-ils les seuls responsables des défaillances qui s’observent au sein du secteur judiciaire ? Pour nombre d’observateurs, le pouvoir exécutif y est aussi pour quelque chose. D’après eux, la soumission de la magistrature profite à plus d’un.

« Quelqu’un se pavane devant les gens : Je suis magistrat ! Quel magistrat ? Tu es Satan. » Des applaudissements fusent dans le Stade Ingoma de Gitega lors de la rentrée judiciaire sous le thème « Les jugements bien rendus et mis en exécution au bon moment constitue la justice qui favorise la population dans l’exécution des projets de Développement ». Le président Evariste Ndayishimiye tape du poing sur la table : « Si vous voulez, poursuivez-moi pour haute trahison devant la Haute Cour de justice parce que je suis en train de dénoncer vos fautes. Je connais la loi. Nous avons fréquenté les mêmes facultés. » La Haute Cour de justice existe déjà ? Passons.

Applaudissements de la population. « Vous pouvez applaudir. Nous sommes dans le même bateau. » Chaque chose a son temps, souligne le chef de l’Etat. « Il y a le temps de l’injustice et celui de lutter contre l’injustice. Le temps de l’injustice est révolu. Avant, vous disiez qu’il y a des intouchables qui vous empêchez de dire le droit. Ils ne sont plus j’ai balayé votre chemin ? J’espérais un changement de comportement. Aujourd’hui, qui vous empêche de bien travailler ? » Salves d’applaudissements.

Pour le président Evariste Ndayishimiye, le « prétexte » des salaires très bas ne tient pas. « Avec la population, nous pouvons collecter les moyens nécessaires afin que vous puissiez dire le droit. (…) Je sais que vous n’allez pas filer droit. Chassez le naturel, il revient toujours au galop. Si vous ne changez pas dans vos cœurs, vous n’arriverez à rien. Changez depuis ce jour ! »

Le président Evariste Ndayishimiye a passé plus d’une quinzaine de minutes à savonner les magistrats au grand bonheur de la population. « C’est la première fois que je vois un bras de fer entre le chef d’Etat et les magistrats. Il y aura un jour où je serai à côté de vous lors des audiences afin de constater l’issue des procès. Il n’y a pas d’autres stratégies. Je suis le magistrat suprême. Pour votre chance ou malchance, j’ai fait le droit comme vous. J’abhorre ce que vous faites à la population. »

Il a appelé les magistrats qui se croient intègres de se manifester. « Vous vous rendez compte être mercenaire dans son propre pays ? Comme vous n’avez pas eu un salaire élevé, vous êtes devenus Nzihemba (Je vais me faire payer). Je n’ai pas peur de le dire car vous êtes en train de me saboter. Imaginez des magistrats qui s’associent avec des bandits pour voler les biens de l’Etat ! »

Selon le président Ndayishimiye, les dossiers dans la justice sont nombreux parce qu’il y a eu une lenteur dans leur exécution et non pas parce que les magistrats sont peu nombreux. Pour le président Ndayishimiye, tous ces manquements sont dus à une carence d’un esprit patriotique. « C’est frustrant. J’ai essayé de vous conseiller. Un homme averti en vaut deux. »

Les magistrats accusent à leur tour l’exécutif

Pour P.N., magistrat à la Cour d’appel de Mukaza en mairie de Bujumbura, les grands maux sont, entre autres, l’ingérence du pouvoir dans le travail des magistrats ainsi que les mauvaises conditions de vie de ces derniers. « Depuis plusieurs années, le gros de personnes qui entrent dans la magistrature sont du Cndd-Fdd. En nommant les chefs de services, on choisit parmi ces derniers. Dans tout ce qu’ils font, ils appliquent les ordres du parti car c’est ce dernier qui les a placés là où ils sont. De plus, ils ne peuvent pas supporter la précarité car ils pensaient venir récolter des millions dans la magistrature. Du coup, ils sont à la merci de la tentation ».

Pour P.N, le président de la République ne devait pas blâmer les magistrats et les insulter. « D’ailleurs, le chef de l’Etat s’est insulté lui-même car c’est lui leur chef. Il est le magistrat suprême. Pourquoi il ne donne pas des ordres pour que ces magistrats véreux soient punis. Et pourtant, ce sont les militants de sa formation politique ».

C.H., un magistrat de la province Ngozi, estime que le corps des magistrats a été divisé : « Saviez-vous qu’un salaire d’un magistrat de la Cour Suprême peut payer 10 magistrats des juridictions inférieures ? L’appartenance politique a beaucoup primé lors de leur nomination. Parfois, ils sont inexpérimentés. Ils ne sont ni intègres ni compétents plus que les autres. »
D’après ce magistrat depuis 20 ans, le revenu mensuel d’un magistrat est inférieur à celui d’un motard ou d’un coiffeur. « Pour nous mâter, ils ont divisé la magistrature en deux catégories. Ils ont octroyé beaucoup d’avantages à certains et les autres ont été maintenus dans un dénuement total ».

Selon lui, les magistrats nantis sont ceux de la Cour Suprême, ceux de l’anti-corruption et ceux de la Cour spéciale terres et autres biens. « Qu’est-ce qu’ils font de spécial ? Pour survivre, les autres ne font que rançonner les gens. Les magistrats sont frustrés et en colère contre le président de la République ».

S.N., magistrat depuis 25 ans, soutient que dire qu’il y a trois pouvoirs, à savoir l’exécutif, le législatif et le judiciaire, est utopique : « Ce dernier est malmené par les deux autres parce que les membres mènent une vie précaire. Ils les maintiennent dans cette situation de captivité dans le but de continuer à les manipuler. »

Il rappelle que les Etats généraux de 2013 étaient une solution à ces défis qui hantent le secteur judiciaire. « Je me souviens que toutes les sphères de la vie nationale étaient représentées. On s’était convenu que le ministre de la Justice de l’époque, Pascal Barandagiye, sortira un rapport final et par après la mise en application des recommandations issues de ce grand rendez-vous. Le sentiment de certains ténors du pouvoir était que le pouvoir judiciaire venait d’opérer un coup d’Etat. »

Selon S.N., les membres de l’exécutif avaient peur qu’une fois les recommandations mises en place, personne ne sera à l’abri des poursuites. « Même ces soi-disant intouchables le savent. Ils sont conscients que lorsque les magistrats deviendront réellement indépendants avec des moyens que ceux octroyés à leurs collègues de la sous-région, ils seront appréhendés. C’est pourquoi ils font miroiter quelques avantages à certains magistrats sans scrupules ».

O.H., juge en mairie de Bujumbura, rappelle : « Après les Etats généraux de la justice, il y a un groupe de magistrats qui a revendiqué la publication du rapport final et la mise en œuvre des recommandations afin que l’indépendance de la justice soit renforcée. Ils ont été malmenés, traités de fauteurs de troubles avec des mutations intempestives. »

Et d’ajouter : « Ce qui fait mal, c’est que le président Ndayishimiye met les magistrats dans le même sac. Il oublie qu’il y a des magistrats intègres, qui acceptent de vivre dans la précarité en continuant de dire le droit. Mais ils sont ignorés. » D’après lui, les gros dossiers sont confiés aux gens du système. « Même à l’intérieur de ce système, on distribue les dossiers suivant les affinités entre les magistrats et les présidents des tribunaux. Et pourtant le statut des magistrats n’autorise pas ces derniers à appartenir dans des formations politiques ».

Lors des Etats généraux, poursuit-t-il, nous avions analysé l’administration de la justice. « Nous avons trouvé que le président de la Cour Suprême doit être élu par ses pairs de la manière que le président de l’Assemblée nationale est élu par les députés. Aujourd’hui, il est nommé par l’exécutif et c’est normal qu’on lui dicte ce qu’il doit faire ». Il rappelle que les participants avaient suggéré que les futurs magistrats devraient être recrutés après concours et non pistonnés par des partis politiques mais aussi après avoir enquêté sur leur moralité. « Tout cela a été supprimé ».

D’après lui, on avait recommandé que les magistrats soient traités comme les membres des autres hautes institutions pour être à l’abri des tentations. « Il y avait beaucoup de stratégies. L’Etat de droit que le président Evariste Ndayishimiye veut est impossible sans la mise en œuvre des recommandations des Etats généraux de la justice de 2013. Mais le rapport final n’est jamais sorti ».

« L’exécutif ne veut pas que la justice soit indépendante »

Gabriel Rufyiri, président de l’Olucome, comprend la colère du président de la République : « La justice est un des piliers phares qui garantissent l’Etat de droit à côté de l’exécutif, le législatif, les partis politiques, la société civile, les médias. Quand il y a un pilier qui ne fonctionne pas normalement, il est très difficile de penser à la bonne gouvernance, à la lutte contre la corruption, de penser à la démocratie. »

Gabriel Rufyiri : « Il faut savoir que l’exécutif ne veut pas que la justice soit indépendante »

Néanmoins, poursuit le président de l’Olucome, le message du président de la République aux magistrats est sévère mais il ne doit pas se limiter à ce niveau. « Depuis son investiture, le chef de l’Etat ne cesse d’évoquer les manquements des magistrats. Nous voyons qu’il se soucie du bon fonctionnement du système judiciaire. Toutefois, un seul pilier ne peut pas fonctionner à côté d’autres piliers qui ne fonctionnent pas. »

Et de se poser une question : L’exécutif, le Parlement, les partis politiques de l’opposition, la société civile, les médias, tous ces piliers fonctionnent comment ? Pour Gabriel Rufyiri, il est difficile de demander plus aux magistrats de donner plus lorsque le système national d’intégrité ne fonctionne pas.

« Il faut savoir que l’exécutif ne veut pas que la justice soit indépendante. Souvenez-vous des propos d’un ancien ministre de la Justice sur la mise en place de la Haute Cour de justice. Elle a affirmé que cette dernière pourrait perturber les institutions ». Et de se poser des questions : « Pourquoi les hautes autorités refusent de déclarer leurs patrimoines ? Si la magistrature était indépendante, est-ce qu’elles ne seront pas coincées? »

Personnellement, poursuit le président de l’Olucome, les Etats généraux de la justice de 2013 étaient une occasion pour les praticiens du droit et les bénéficiaires de la justice de donner des points de vue pour une réforme profonde du système judiciaire. « Mais, les recommandations qui ont été données, à part celle concernant l’équilibre ethnique, n’ont pas été considérées. Je le répète, le pouvoir exécutif ne veut pas que la justice soit indépendante », déplore-t-il. Comme solution, l’Olucome recommande d’autres Etats généraux de la justice car les recommandations proposées en 2013 sont restées lettre morte.

Eclairage

Me Prosper Niyoyankana : La justice n’est plus générale mais personnelle

Selon Me Prosper Niyoyankana, la justice burundaise est minée par les longues années d’histoire qui n’ont pas permis l’éclosion effective de la justice. Il déplore que les Etats généraux de la justice de 2013 n’aient pas produit l’effet escompté.


Lors de la rentrée judiciaire, le président de la République a longuement critiqué les magistrats pour plusieurs manquements. Que pensez-vous de ses propos ?

En tant que citoyen burundais, le chef de l’Etat a vu juste. Tout le monde l’a déjà constaté. La justice n’est plus ce que nous savions d’elle. Elle est devenue une activité presque lucrative. Une activité qui procure des profits matériels à la police, au ministère public et aux juges. Dans ce cas, ce n’est plus une justice, c’est à la limite une injustice.

Ma position en tant qu’avocat n’est pas éloignée de celle-là. Nous sommes tellement dépités que nous en ressentons du chagrin. Bientôt, c’est 40 que je suis dans le domaine. J’ai vu, j’ai constaté et j’ai essayé de comparer les époques. Ça ne veut pas dire que sous les régimes précédents ou sous le régime du parti unique, la justice était impeccable. Loin s’en faut. Elle avait les mêmes défaillances que la justice actuelle.

Il y a un exemple que je donne tous les jours. Il est impensable que dans un Etat de droit, on puisse assassiner un Premier ministre (Pierre Ngendandumwe), un certain 15 janvier 1965, et que jusqu’à l’heure actuelle, tous les régimes qui se sont succédés à compter du régime monarchique, il n’y a jamais eu d’enquêtes qui aboutissent à l’individualisation du criminel. C’est regrettable. Cela constitue un exemple du dérapage de la justice.

La justice n’est plus générale. Elle est devenue personnelle et utilisée pour les besoins d’une politique déterminée. Jusqu’à l’heure actuelle, on n’a jamais eu de système judiciaire capable de satisfaire impersonnellement les Burundais. Nous avons les bâtiments, les juges et la loi mais nous n’avons pas de justice parce qu’elle a été ce que les régimes politiques ont été.

Où se situe le problème ?

Nous avons un problème de la conception de la justice. Tant qu’on n’a pas une justice impersonnelle, on n’aura jamais une justice. Nous avons quelque chose qui tient lieu de justice. Nous avons les bâtiments, un ministère de la Justice, des gens qui travaillent dans ce ministère et qui, constitutionnellement ont la charge de dire le droit.

La Constitution stipule que la justice est rendue, pas au nom d’un régime mais au nom du peuple burundais. Cela veut dire que les gens qui travaillent dans ce secteur ne devraient pas œuvrer pour eux-mêmes ou leurs amis mais pour le peuple burundais. La justice devrait rendre compte à la population. Malheureusement, on dirait qu’on est retourné au Moyen-âge européen où la justice était une entreprise d’un seigneur qui rendait ou vendait la justice à qui il voulait.

La justice burundaise est minée par les longues années d’histoire qui n’ont pas permis l’éclosion effective de la justice. Elle a toujours été utilisée comme un instrument de répression. Dans ce cas, elle récompense le magistrat le plus zélé ou il réprime.

Le président de la République dit vrai. Toutefois, il lui appartient, avec son gouvernement, de travailler à ce que la justice soit ce que nous attendons et qui est décrit dans la Constitution. Que la justice soit rendue non pas au nom d’un régime, d’un groupe d’individus, d’un responsable politique déterminé mais pour le compte de la population.

Quid de l’indépendance de la magistrature au Burundi ?

L’indépendance de la magistrature est un leurre. Une tromperie. Elle n’a jamais eu lieu dans ce pays. Toutes les Constitutions parlent d’une justice indépendante. Mais, elle a été toujours utilisée à des fins politiques. Imaginez un régime qui sanctionne un juge parce qu’il a rendu une décision civile ou commerciale dans une affaire qui intéresse soit un responsable ou un ami d’un responsable. Nous avons des cas.

L’affaire Ntungumburanye, le ministère public ne requiert rien, alors qu’il est demandeur, mais le juge condamne. Sous le régime Bagaza, les juges ont rendu une décision défavorable à l’entreprise COTEBU qui avait comme partenaire un commerçant, les juges ont été révoqués.

Sous le régime Buyoya, le président de la Cour Suprême en a payé les pots cassés pour avoir tenté de rendre une décision favorable aux opposants de l’époque. Il a été révoqué et contraint à la misère qui l’a emporté. Il n’a plus eu d’emploi ni dans le secteur public, ni dans le secteur privé. Il a été révoqué mais celui qui a violé le secret du délibéré a été récompensé.

J’ai été juge moi aussi, j’ai subi des pressions, j’ai reçu des coups d’appels, des notes en provenance du cabinet du ministre qui m’indiquaient le sens dans lequel on devrait rendre la justice.

Et aujourd’hui ?

Maintenant, il y a trop d’ingérences. Imaginez-vous quand un gouverneur de province vient lui-même imposer à un juge ou à un président du tribunal le sens dans lequel un jugement doit être rendu. Ce n’est plus le juge qui rend la justice, c’est plutôt le gouverneur. Là, je ne parle pas des responsables des partis politiques.

J’apprécie ce que fait le président de la République. Je me dis qu’en s’en prenant aux juges, il essaie de leur faire comprendre qu’ils doivent être des juges indépendants. Toutefois, les défaillances justifiées par autre chose que loi doivent être sanctionnées. En mon sens, le président de la République a déjà constaté qu’il y a un problème au niveau de la justice et qu’il entend mettre fin à cette négligence.

Quid des Etats généraux de la Justice de 2013 ?

Heureusement que j’y ai pris part. J’ai suivi toutes les discussions et toutes les propositions faites même si certaines plus pertinentes n’ont pas été retranscrites comme elles avaient été énoncées par les participants. Evidemment, il y avait une influence politique. Qu’à cela ne tienne.

En tout cas, tout ce qui a été dit était salutaire pour le peuple burundais. Au niveau du gouvernement, ils avaient tous les matériaux utiles pour la construction de ce qu’on appelle la justice. Malheureusement, le côté politique a remporté sur le côté effectif de la justice.

Comment ?

Au niveau de la reproduction des propositions, elles ont été reproduites en termes doux (imvugo mbabarira matwi). De plus, même le rapport, je ne l’ai jamais vu. J’ai demandé à plusieurs reprises à certains conseillers du ministre de l’époque s’ils auraient vu une tentative du ministre de diffuser le rapport, ils m’ont répondu que ce dernier a été gardé secret. Jusqu’à l’heure actuelle, le rapport n’a pas été publié.

Ce qui me fâche, c’est une activité qui avait été financé par des partenaires qui étaient vraiment disposés à aider le gouvernement burundais à redorer l’image de la justice. Malheureusement, les fonds qui ont été utilisés n’ont pas produit l’effet escompté.