Niger
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Guinée, histoire des violences politiques: La France contre Sékou Touré (2/22)

La célèbre déclaration de Sékou Touré le 25 août 1958 à Conakry face au général de Gaulle, affirmant « préférer la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage » résonne encore. C’est pour certains le déclencheur de l’affrontement entre les deux hommes, le point de départ de différentes tentatives de déstabilisation française par des opérations clandestines et le début d’une rancœur mutuelle. Les considérations personnelles ou d’amour propre ont de toute évidence joué un rôle dans la relation détestable qui a longtemps prévalu entre les deux chefs d’État[1]. Mais ont-elles suffi à définir une politique ? Le risque de voir la Guinée devenir un point d’appui pour la « subversion communiste » et une menace contre la « Communauté française » a également largement pesé dans les choix de la France. Deuxième volet de notre série en sept épisodes.

Jeudi 9 octobre 1958, Paris. État-major de la défense nationale. Une semaine après la proclamation de l’indépendance de la Guinée, une réunion consacrée à la nouvelle situation est convoquée[2]. La rencontre est dirigée par le général Michel Fourquet, le chef de la 5e division de l’état-major de la Défense Nationale, un homme de confiance du général de Gaulle. Quinze personnes sont autour de la table. L’objectif est de « confronter les renseignements et les options sur l’évolution probable de la Guinée, d’examiner les répercussions de son indépendance et d’étudier, en conséquence, ce que devrait être la politique française à son égard. » La note n°0163 EMDN/PSY qui est issue de cette rencontre est classifiée « Très secret »[3]. Les participants, « ont unanimement souhaité qu’une politique soit définie d’urgence étant donné la marche rapide des événements ». La géopolitique africaine du moment est au centre des discussions : l’indépendance « ne doit pas permettre à ce pays de servir en Afrique Noire de tête de pont à la pénétration sino-soviétique ». Il ne faut pas non plus que des faveurs obtenues dans un contexte international de compétition« puissent apparaître aux yeux des États africains de la communauté, comme une prime à l’indépendance ». Troisième problème : il ne faut pas que Sékou Touré puisse « faire éclater, à son profit, la Communauté française en Afrique Noire. »

Quelles sont les options immédiatement envisagées ? Pour les participants, « une politique d’abandon de la Guinée, marquée par une attitude neutre à son égard, est à écarter en raison de sa stérilité ». Une politique « marquée par une attitude hostile, visant à détruire le régime de M. Sékou Touré ou à morceler la Guinée, ne semble pas offrir, actuellement, des chances raisonnables de succès. » Le choix du « modus vivendi amical », s’appuyant sur « un dosage délicat des faveurs accordées » est lui aussi considéré comme « insuffisant » car il laisse entier « le danger du leadership Sékou Touré ». Une dernière option est en fait privilégiée lors de cette réunion : « priver M. Sékou Touré de sa principale force d’attraction sur le reste de la communauté, en faisant de la France le champion de l’unité de l’Afrique Noire. Une AOF unifiée et forte aurait plus de chances de résister aux sollicitations de la Guinée et des pays étrangers intéressés. Il est même concevable qu’elle puisse alors absorber la Guinée et la ramener ainsi dans la communauté française. » La note évoque d’ores et déjà la possibilité que la situation prenne une autre tournure : « Dans l’éventualité d’un basculement de la Guinée vers le bloc communiste ou d’une lutte aiguë entre Sékou Touré et la France dont l’Afrique Noire serait l’enjeu, il importe d’explorer plus à fond les moyens d’affaiblir la position du chef guinéen ».

Cette note n°0163 EMDN/PSY circule entre les services de l’État qui étaient représentés à la réunion[4]. Ils sont appelées à commenter ses résultats. Le « bureau d’études » enrichit la note de quelques réflexions, tout comme le Ministère de la France d’Outre-mer. Le Service des affaires économiques de l’état-major indique qu’il n’a pas d’observation à formuler. Le général adjoint Outre-mer au chef d’état-major général des armées estime que les questions soulevées étant d’ordre politique, « elles ne sont pas de sa compétence directe ». Le directeur du SDECE (Service de Documentation Extérieure et de Contre-Espionnage) laisse le représentant de sa structure à la réunion, René Charles Laurent Géry, rédiger une contribution complémentaire[5] : « La note 163/EMDN du 13 octobre 1958, écrit-il, exprime exactement le point de vue qui s’est dégagé des entretiens, dit ce rapide message plein d’ironie. En somme tout revient à dire qu’il convient de faire encore crédit à Sékou Touré jusqu’à ce que qu’il soit manifeste qu’il ait basculé dans le camp communiste. »Ce cadre des services français marque clairement son désaccord sur les options retenues : « À la réflexion, je crois devoir émettre l’opinion personnelle (souligné dans le texte) que toute la carrière de Sékou Touré tend à prouver qu’il est irrécupérable, ce qui n’implique pas qu’il soit incapable de faire preuve de tous les opportunismes, et que la Guinée, dont l’unité a été artificiellement maintenue par la présence française peut aussi se fondre dans l’Afrique d’influence française par éclatement. Il n’en demeure pas moins, comme cela a été souligné, que publiquement (souligné dans le texte) la France doit témoigner toute sa compréhension pour ce nouvel État indépendant. Cela ne l’empêche pas de traiter, avec la discrétion voulue mais les méthodes les plus radicales, ce chancre qui ronge l’Afrique Noire restée d’influence française.» Si les débats qui ont eu lieu au sein du SDECE nous sont encore inconnus, cette réponse de Géry laisse deviner que des scénarii plus déterminés que ceux privilégiés par l’état-major commencent à se dessiner, fin 1958, au sein des services secrets français.

Aux critiques de René Géry contre Sékou Touré répondent d’ailleurs en écho, au fil des semaines, des informations de plus en plus préoccupantes sur l’ancrage de la Guinée dans le bloc soviétique et les risques de « subversion » sur le reste de l’Afrique de l’Ouest.

Alerte aux armes tchèques

Une première alerte a lieu le 21 mars 1959. Un cargo polonais fait alors l’objet de toutes les attentions occidentales : le Tczew. Ce navire est l’un des deux bateaux (le second est le Katowice) chargés d’effectuer la liaison régulière Gdynia-Conakry, également appelée « ligne Pologne-Ouest Afrique ». La liaison a été créée en novembre 1958 par la compagnie polonaise PZM. Elle charge à Stettin des marchandises venues d’URSS, de Tchécoslovaquie, de Hongrie et d’Allemagne Orientale… destination : Dakar, Conakry, Freetown, Monrovia, Accra, Takoradi, Lagos et Libreville[6].

Ce 21 mars 1959, le Tczew entre dans le port de Conakry avec, en cales, d’importantes quantités d’armement offertes par les autorités tchécoslovaques. Sont débarqués, selon le renseignement militaire français, 8000 fusils, 3000 pistolets automatiques de 7,65, 150 tonnes de munitions, 1 200 caisses de grenades, 6 obusiers de 105 mm, 6 canons antichars de 77mm, 20 mitrailleurs quadruples de DCA de 12,7, 20 side-cars, 2 voitures blindées avec radio. « Le matériel lourd paraît ancien et usagé » note la division du renseignement de l’état-major. Le matériel a été précédé, la veille, d’une mission tchécoslovaque arrivée par avion Iliouchine. Dirigée par M. Bravda, La délégation compte 18 membres (équipage de l’avion compris). Elle comporte un général, un commandant, un sous-lieutenant, des ingénieurs et techniciens. « Bravda aurait précisé que 15 officiers étaient prévus comme instructeurs de l’Armée guinéenne ». L’arrivée à Conakry d’un émetteur de 150 kW ainsi que d’une équipe tchèque est également confirmée dans les jours qui suivent[7].

Le 17 avril, une note de l’état-major français s’alarme du fait que d’autres livraisons sont déjà prévues et s’inquiète : « Ainsi se crée, sur initiative soviétique, dans une région d’Afrique jusqu’ici pratiquement désarmée, un arsenal d’armes et de propagande à destination indéterminée. Cette évolution constitue une menace certaine pour les États voisins de la Guinée, et spécialement pour ceux dont l’indépendance est prochaine. »[8]

L’inquiétude n’a, à vrai dire, pas tardé à gagner les dirigeants des pays voisins de la Guinée. Le 6 avril 1959, à 16h30, une réunion secrète est convoquée à Dakar chez le Haut-Commissaire français (le Sénégal n’est pas encore indépendant, mais bénéficie de l’autonomie interne dans le cadre de la fédération du Mali). Y participent le Haut-Commissaire Lami, le président du conseil sénégalais Mamadou Dia, le général Larroque commandant la 1ère brigade, le général Vernet, commandant l’artillerie en AOF et le point d’appui de Dakar, ainsi que le chef d’escadron Vieil, chef d’état-major du commandant du point d’appui. C’est ce dernier qui est chargé de dresser le compte-rendu[9]. Mamadou Dia a demandé la rencontre « en raison de l’urgence et de la gravité que présentait à ses yeux le problème de l’arrivée en Guinée d’un important armement d’origine tchèque. » Le compte-rendu précise : « Il n’y a pas, ajoute-t-il, de danger immédiat, mais la question mérite d’être posée et étudiée sans tarder, pour prévenir toute surprise, les renseignements en sa possession lui permettant, en outre, d’avancer que le président Sékou Touré se trouverait lui-même menacé de débordement par une aile gauche extrêmement active. »

Les échanges soulignent la nécessité de collecter du Renseignement, en passant par la hiérarchie du parti UPS (Union Progressiste Sénégalaise, le parti du président Senghor) et par l’administration territoriale, « l’Autorité militaire devant être rendue destinataire des renseignements de cette nature, des officiers des Affaires africaines placés auprès des Commandants de Cercles pouvant favoriser une telle procédure de mise en commun des renseignements recueillis. » Selon le compte-rendu, le président Mamadou Dia donne son accord à ces suggestions et indique qu’il a donné des ordres pour que des « fonds secrets » soient mis en place sans tarder auprès des Commandants de cercle de Kédougou, Tambacounda et Ziguinchor.

La réunion aborde également la question des solutions à envisager pour parer à la menace de subversion : « La nécessité d’étoffer solidement la zone frontière est admise par les Hautes Autorités présentes ». Mamadou Dia évoque la question d’une reconsidération du dispositif militaire « en fonction de cet élément nouveau », mais les généraux Vernet et Larroque lui rappellent les problèmes budgétaires posés par un tel renforcement. Pour l’instant, en tout cas, dit le compte-rendu, « les questions de la contre-propagande et du renseignement apparaissent comme essentielles, une fois admise par tous celle de la nécessité de renforcer les postes frontières par des éléments des Douanes et de la Gendarmerie Territoriale. » 

Quand Moscou veut faire de la Guinée un foyer de subversion

L’inquiétude de la France et des voisins de la Guinée est d’autant plus forte, qu’en avril, les services français prennent connaissance des instructions que Moumouni Abdoulaye, « professeur agrégé en Guinée et membre de la cellule du PCF de Conakry » a reçues à Moscou, où il est allé participer à une réunion du bureau exécutif du Conseil Mondial de la Paix… ainsi que des discussions qu’il a eues avec le PCF, de passage à Paris, sur le chemin du retour. « À son retour à Dakar, il a déclaré à ses amis que ″la situation était favorable en Guinée, où la politique du gouvernement est désormais orientée vers l’Est, grâce à l’appui de certains membres de ce gouvernement.″ Cependant, il faut craindre que Sékou Touré, qui a longtemps collaboré avec l’Occident, ne révise sa position afin de ne pas heurter le gouvernement français et les Américains. Les dirigeants soviétiques et français du PC sont d’accord pour penser qu’il faudrait liquider Sékou Touré dans le cas où il changerait l’axe de sa politique actuelle.’ » Selon le SDECE, Moumouni aurait reçu des directives formulées de la manière suivante : « Il faut tout mettre en œuvre pour créer l’agitation dans les territoires voisins et pour cela il est nécessaire de créer en Guinée des centres d’entraînement réservés aux éléments progressistes des territoires d’AOF. Ces éléments seront entraînés à la guérilla par des instructeurs venus spécialement des Républiques Populaires et au maniement des armes et des munitions débarqués à Conakry ». « Les dirigeants communistes de Moscou et de Paris lui ont paru pressés de voir l’agitation se développer dans toute l’Afrique occidentale ». Moumouni Abdoulaye aurait par ailleurs indiqué que « Sékou Touré aurait ralenti, jusqu’à présent, la création de camps d’entraînement, prenant pour prétextes la présence actuelle, dans son gouvernement, d’éléments modérés franchement opposés à l’Est, et l’hostilité de la masse à de pareilles actions. » Il liste également ceux qui lui semblent constituer les deux camps au sein de l’appareil d’État guinéen. Côté modéré : Barry Diawandou, Barry III, Diallo Telli, Nabi Youla. Côté pro-communistes : Diallo Abdoulaye, Diallo Saifoulaye, Keïta Fodéba et Touré Ismaël[10]. Des noms qui reviennent dans plusieurs fiches d’information des services.

Pierre Messmer, le Haut-Commissaire français à Dakar, enfonce le clou. Le 8 avril 1959, il écrit au « président de la communauté », Charles de Gaulle, pour lui envoyer copie d’une note de renseignement qui, dit-il, « doit retenir notre attention »[11]. La note raconte dans le détail la réunion de Dakar au cours de laquelle Moumouni Abdoulaye a fait connaître les consignes d’agitation rapportées de Moscou. « Par ailleurs, ajoute Messmer, il m’est revenu de plusieurs sources que Sékou Touré envisagerait l’installation à Conakry d’un gouvernement camerounais en exil, analogue au ″Gouvernement provisoire de la République algérienne″. De toute façon, la Guinée assurerait l’entraînement de Camerounais upécistes et deviendrait une base d’agitation à l’encontre du Gouvernement légal du Cameroun. Il semble donc que Sékou Touré ayant perdu, avec le contrôle de l’UGTAN qui se disloque du fait de notre action, l’instrument qu’il comptait utiliser contre les gouvernements des États de la Communauté, songe à mettre sur pied une organisation de remplacement, de type agressif, par laquelle il tenterait de mettre en difficulté les gouvernements qui ont choisi l’amitié de la France. »    

Quelles sont les informations du SDECE ? Moumouni Abdoulaye arrive le 28 mars 1959 à Dakar, venant de Conakry. Il est également passé par Paris où il a eu des entretiens avec les communistes français. Il doit rendre compte au Comité de la paix du Sénégal de la réunion à laquelle il a participé à Moscou, réunion du bureau exécutif du Conseil Mondial de la paix (il en est le vice-président). Mais il a aussi reçu mission de s’entretenir à Dakar avec la cellule communiste de la capitale fédérale. « En effet, expliquent les services français, il existe à Dakar une cellule clandestine du Parti Communiste Français composée d’Africains et d’Européens et dont le siège se trouve situé à la SICAP Carrack chez le professeur Niang Babacar, leader du PAI et Directeur du journal “La lutte”. Cette cellule sert de relais entre Conakry et Paris pour les membres du Parti communiste. » Il existe également une cellule du PCF à Conakry, ajoute le SDECE, cellule à laquelle appartient Moumouni Abdoulaye : « cette cellule est en contact avec certains membres du gouvernement guinéen, considérés comme sûrs par le PCF. Parmi ceux-ci, Diallo Abdoulaye et Diallo Saïfoulaye et probablement Keita Fodéba et Touré Ismaël. Des Européens, professeurs en particulier et techniciens, appartiennent à cette cellule. L’un des principaux objectifs de ses membres est de contrôler étroitement Sékou Touré, considéré comme peu sûr et capable de revirement, et les modérés du gouvernement guinéen parmi lesquels Barry Diawandou, Barry III, Diallo Telli, Nabi Youla, etc… D’autre part les membres de la cellule doivent procéder au noyautage systématique des diverses organisations et administrations guinéennes. »

Moumouni Abdoulaye rencontre la cellule du parti communiste à Dakar le 3 mars 1959 vers minuit. Babacar Niang est présent, de même que le docteur Fall et son épouse européenne, ainsi que trois Européens et une Européenne non identifiés. Moumouni Abdoulaye leur explique qu’il a pu rencontrer des membres du Gouvernement soviétique et qu’il leur a fait un exposé précis de la situation en Guinée. « La situation est favorable pour nous dans ce territoire et la politique du gouvernement guinéen est désormais nettement axée vers l’Est grâce à l’appui de nos camarades du gouvernement. Mais il faut craindre que Sékou Touré qui a longtemps collaboré avec l’Occident révise sa position afin de ne pas heurter le gouvernement français et les Américains. Nous restons donc vigilants afin de parer à cette éventualité ». La note ajoute : « Il précise que les amis soviétiques, comme les camarades du Parti communiste français qu’il a contactés à Paris, sont d’accord pour penser qu’il faudrait liquider rapidement Sékou Touré dans le cas où il changerait l’axe de sa politique actuelle. Dans ce cas, il n’y aurait aucune difficulté pour le remplacer, des hommes comme Diallo Abdoulaye ou Saifoulaye et d’autres éventuellement étant capables de prendre sa place. » Le SDECE en vient ensuite à la question de la subversion régionale : « Les directives de Moscou et du PCF sont nettes : il faut tout mettre en œuvre pour créer l’agitation dans les territoires voisins. Pour cela, il est envisagé la création en Guinée de centres d’entraînement pour des éléments progressistes connus et dynamiques des territoires de l’AOF. Ces éléments seront entraînés à la guérilla par des instructeurs venus spécialement de républiques populaires et spécialistes de la question. Des armes et des munitions ont déjà été débarquées à Conakry ; il est prévu que des avions seront livrés ultérieurement par les Tchèques et peut-être par les Russes. Seul, Sékou Touré a ralenti, jusqu’à présent, la création de camps d’entraînement de guérilleros en Guinée. Il invoque comme prétexte que son gouvernement est composé également d’éléments modérés franchement opposés à l’Est et que même la masse serait hostile à pareilles actions. » Moumouni appelle ses amis à envisager le recrutement d’éléments sûrs capables d’être envoyés en Guinée. Il leur demande d’être vigilants au Sénégal. Et de contrôler étroitement l’activité d’un certain nombre d’organisations (PAI, PRA Sénégal, RJDA, Comité de la paix, Comité des femmes, Conseil de la Jeunesse d’Afrique). La réunion est levée à trois heures du matin.

Le sentiment que la Guinée représente une menace pour l’ensemble de l’Afrique francophone s’installe et se diffuse. Une note de la division du renseignement de l’état-major français datée du 17 avril 1959 parle désormais du « problème guinéen ». Dès la première phrase, tout est dit : « la Guinée tend de plus en plus à devenir la base principale de la subversion en Afrique Noire. » L’auteur cite à l’appui de sa démonstration la ligne politique adoptée par le gouvernement guinéen, confirmée par « l’instauration d’un régime totalitaire à l’intérieur », mais aussi les ambitions panafricaines de Sékou Touré, « le soutien apporté aux mouvements subversifs existants en Afrique : Cameroun, Algérie et aux organisations ou partis nationalistes anti-occidentaux d’Afrique. » Il évoque enfin le soutien des pays soviétiques et organisations internationales pro-communistes.

Cette situation, dit l’auteur de cette note, « crée une menace très grave » à la fois pour les intérêts français en Afrique et la sécurité de la Communauté, mais aussi pour l’ensemble des intérêts occidentaux en Afrique, pour le continent américain, « directement visé par une implantation soviétique sur le littoral oriental de l’Atlantique » et pour les États-Unis qui « subiraient la contagion de leurs ressortissants noirs si leurs frères d’Afrique devenaient communistes ». Pour l’auteur de cette note, « Il est donc urgent d’abord d’endiguer la menace, puis de l’éliminer ». Les solutions préconisées, toutefois restent mesurées : elles vont de l’action diplomatique au renforcement de la cohésion de la communauté franco-africaine, en passant par des mesures visant à empêcher l’arrivée d’armes dans le pays ou leur transfert à des mouvements d’opposition.

À l’occasion d’entretiens qu’ils ont à Washington à la mi-avril 1959, le sous-secrétaire d’État américain Robert Murphy indique à Louis Joxe, le secrétaire général du ministère des affaires étrangères français que Sékou Touré a fait adresser au président Eisenhower un message personnel. Sékou Touré y aurait expliqué que son pays est menacé par l’activité subversive du communisme, aurait déploré l’indifférence de la France à ce sujet et fait appel à la compréhension des États-Unis[12].   

Nouveaux renseignements le 29 avril 1959. Une note d’information française s’attache à décrire « L’action soviétique pour établir en Guinée un centre de propagande et d’agitation communiste sur l’Afrique occidentale » : « L’ambassadeur soviétique en Guinée, Guerassimov, est un des meilleurs spécialistes des questions africaines de la diplomatie soviétique. Il a été auparavant conseiller d’Ambassade au Caire. Il cherche à créer un réseau d’agents et de propagandistes pour couvrir l’Afrique occidentale en partant de la Guinée. Parmi les collaborateurs de Guerassimov figurent quelques musulmans soviétiques qui jusqu’à présent opéraient dans l’état-major de Muchitdinov. Ils ont la couverture d’experts économiques et essaient par des offres d’aide attrayantes de gagner la confiance des collaborateurs de Sékou Touré. »[13]

Les services français n’ont pas attendu cette escalade pour prendre leurs dispositions et lancer une opération destinée à renverser le régime guinéen. Le service Action du SDECE est à pied d’œuvre dès le début de l’année 1959.

Constantin Melnik, conseiller technique du Premier ministre, Michel Debré, sur les questions de sécurité et de renseignement, se souvient avoir été convoqué avec le directeur du SDECE dans le bureau de Jacques Foccart, le conseiller du général de Gaulle pour les affaires africaines. Melnik raconte : « Le Général ordonne, avait annoncé Foccart sans la moindre émotion, que vous fassiez tout pour renverser Sékou Touré. La CIA est bien venue à bout du président Mossadegh en Iran et du général Arbenz au Guatemala. Il suffit de créer des maquis en Guinée pour que le tyran soit balayé. »[14].

Jacques Foccart. Dans les entretiens qu’il a accordés à la fin de sa vie à Philippe Gaillard, celui qui fut le conseiller du général de Gaulle sur les affaires africaines reconnaît implicitement avoir joué un rôle dans la mise en place de cette opération[15]. Sa réflexion sur le dossier guinéen s’est nourrie de ses échanges avec ses différents « correspondants » et notamment un homme, Maurice Robert, le résident SDECE à Dakar. 

Maurice Robert lui-même admet s’être largement impliqué dans la mise en place du plan de déstabilisation, revendiquant même avoir joué le rôle de « coordinateur de l’ensemble » : « Après avoir obtenu le feu vert du général Grossin, le directeur général du SDECE, pour l’engagement d’une opération globale sur la Guinée, je mets tout en œuvre pour atteindre le double objectif d’isolement du pays et de déstabilisation de Sékou. Une opération de cette envergure comporte plusieurs phases : le recueil et l’analyse des renseignements, l’élaboration d’un plan d’action à la lumière de ces renseignements, l’étude et la mise en place de moyens logistiques, l’adoption de mesures de sécurité puis la réalisation du plan. Plusieurs services du SDECE sont impliqués en fonction de leur spécialité. Je suis chargé de la coordination de l’ensemble. »[16]

Robert est également formel sur les motivations françaises : « Contrairement à ce qui a été affirmé ici ou là, il ne s’agit pas, pour le général de Gaulle, et encore moins pour Foccart, de punir Sékou Touré de l’affront fait à la France. Certes le général avait été ulcéré par son attitude en 1958. Mais les tentatives d’isolement et de déstabilisation de la Guinée ont une finalité plus politique ; celle, en liaison avec les responsables africains qui partagent nos préoccupations, d’empêcher les pays de l’Est d’établir et d’exploiter en Guinée une tête de pont pouvant servir à la diffusion de la subversion. »[17]

Le plan finalement mis en place prévoit l’ouverture de deux fronts, sur les frontières ivoirienne et sénégalaise et, à l’occasion de ces troubles, un renversement du régime à Conakry. Des maquis doivent donc être constitués. Des hommes entraînés. Des armes acheminées. Tout cela avec un soutien actif du service action du SDECE. « Des spécialistes du Service avaient été détachés pour diriger les stages d’entraînement à la guérilla des opposants réfugiés au Sénégal, se souvient Maurice Robert[18]. Une fois formés, ceux-ci devaient à leur tour entraîner leurs compatriotes restés dans le Fouta-Djalon où des armes, fournies par la France et transitant par le Sénégal et la Côte d’Ivoire, étaient entreposées dans des caches. »

Yves Guéna, qui a obtenu le poste de Haut-Commissaire en Côte d’Ivoire en juin 1959, raconte avoir été très vite mis dans la confidence par Pierre Messmer, Haut-commissaire à Dakar. « Messmer me précisa que nous étions très peu nombreux à en être au courant, et qu’Houphouët-Boigny était dans la confidence. Il s’agissait, le moment venu, à partir de la région frontière, de lancer des commandos sur la Guinée. Ces commandos étaient sur place à l’entraînement, sous la couverture d’une opération de survie en brousse ». Guéna se souvient également d’une discussion sur le sujet avec Félix Houphouët-Boigny dès août : « Dès le mois d’août 1959, ayant à régler avec Houphouët-Boigny un problème relatif à l’organisation de nos services secrets, j’avais fait allusion à cette opération et j’eus bien l’impression à la fois qu’il me comprenait et qu’il ne voulait pas en dire davantage. »[19]

Le président Houphouët-Boigny exprime devant le Conseil de l’Entente, le 11 mars 1960, une inquiétude qui en dit long sur les raisons de l’opposition de la famille françafricaine au régime guinéen[20]. Il déclare que les querelles entre Etats de l’ex-AOF sont dépassées… et que le facteur nouveau représenté par la pénétration communiste en Guinée met en péril « l’originalité même de l’Afrique ». « Tous les États, a-t-il préconisé, doivent s’unir face au double danger idéologique et humain qui vient d’apparaître, d’autant plus inquiétant que déjà ″les Chinois obstinés et haineux″ apparaissent derrière les techniciens de l’État et s’apprêtent à combler en force le vide africain ». L’auteur de la note poursuit le compte-rendu des propos d’Houphouët, en précisant bien que, selon lui, il est trop tôt pour adopter ses conclusions : « Comme l’a encore souligné le président de Côte d’Ivoire, “La Guinée s’écarte chaque jour davantage de la voie africaine” et risque de devenir un instrument de la domination de l’Est et, a-t-il ajouté : l’Afrique prolongement de l’Europe… risque d’être perdue et l’Europe après elle si nous nous refusons à voir ce nouveau péril. » Quand il prononce ces mots, cela fait déjà près d’un an que les services secrets français mettent en place des équipes sur le terrain pour contrer le « péril », comme nous le racontera dans la suite de cette enquête l’un des derniers survivants de l’opération. 

► Lire la suite de notre enquête historique : L'opération Persil (3/23)

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► Retrouvez l’intégralité du dossier spécial ici.

« Guinée : une histoire des violences politiques » est un projet initié à l’occasion des 60 ans de l’indépendance guinéenne (2 octobre 1958). Il rassemble des journalistes (RFI), des défenseurs des droits humains (FIDH, OGDH,) et des universitaires. Ce projet a été réalisé avec le soutien financier de l’Union Européenne. Son contenu relève de la seule responsabilité de ses auteurs et ne reflète pas nécessairement le point de vue de l’Union Européenne.

Article initialement publié le 17/06/2018.

[1] Les archives diplomatiques françaises conservent copie d’une note du général de Gaulle à Jacques Foccart révélatrice de cette dimension personnelle. Elle est datée de mars 1962 : « Je tiens à ce qu’aucun accord sur aucun sujet, même sur l’envoi de vivres par nous à Conakry ne soit mis en négociation –ni a fortiori conclu- sans mon autorisation personnelle. D’une manière générale, ce n’est pas le moment de nous attendrir sur le cas de Sékou Touré » Cf. « Note pour Monsieur Foccart », 31 mars 1962, Archives diplomatiques, la Courneuve, boîte 51QO/72

[2] Cf. « Note sur la politique française vis-à-vis de la Guinée », N°0163 EMDN/PSY, Service Historique de la Défense, Archives de Vincennes, boîte GR 5 Q 22 

[3] Ce qui n’empêche pas, pour l’anecdote, qu’une copie soit, dans un premier temps, déposée dans le mauvais service du ministère des affaires étrangères. Cf. la mention « À remettre à M. P.M. Henry. Arrivé par erreur à Europe » portée à l’encre en tête du document. La note est aujourd’hui déclassifiée.

[4] Les retours effectués par ces différents services de l’État sont conservés par le Service Historique de la Défense, Archives de Vincennes, boîte GR 5 Q 22. 

[5] René Charles Laurent Géry, administrateur en chef de la FOM, né en 1917, est passé par le Sénégal, le Niger, le Dahomey, le gouvernement général de l’AOF, la Mauritanie. Entre 1956 et 1957 il a été Commandant du cercle et administrateur-maire de Kankan en Guinée. Il est officiellement rattaché au SDECE depuis 57. Cf. dictionnaire biographique des anciens élèves de l’École Nationale de la France d’Outre-mer, édité en 2003 par l’association des anciens élèves, pp 931-932.

[6] Cf. Complément à la fiche n°9.090 EMGDN/REN/RIM du 11 avril a/s : Livraison d’armes à la Guinée, Archives Diplomatiques, la Courneuve, boîte 51QO/34.

[7] Cf. « Livraison d’armes Tchécoslovaques à la République de Guinée » Note n°9059/EMGDN/REN/CER/D/TS du 28 mars 1959, Archives Diplomatiques, la Courneuve, boîte 51QO/34.

[8] Cf. « Développement de la menace soviétique en Afrique occidentale », note n°645/EMGDN/AG/OM signée du général d’armée Demetz, chef d’état-major général adjoint de la Défense nationale. Archives Diplomatiques, La Courneuve, boîte 51QO/34.

[9] Cf. Lettre du Haut-Commissariat de Dakar au président de la Communauté du 9 avril 1959. Archives Diplomatiques, La Courneuve, boîte 51QO/34.

[10] Cf. « Directives communistes pour la Guinée et les territoires voisins », note du SDECE n°18363/IV du 21 avril 1959, Archives diplomatiques, La Courneuve, boîte 51 QO/34.

[11] Une copie de ce courrier est conservée aux Archives diplomatiques. Cf. lettre n°01125 du Haut-commissaire général au Président de la Communauté du 8 avril 1959, Archives diplomatiques, la Courneuve, boîte 51 QO/7.

[12] Cf. TD n° 2012/13 du 16 avril 1959 envoyé de l’ambassade de France à Washington, Archives diplomatiques, La Courneuve, boîte 51QO/7.

[13] Cf. « L’action soviétique pour établir en Guinée un centre de propagande et d’agitation communiste sur l’Afrique Occidentale », note d’information du 29 avril 1959, Archives diplomatiques, La Courneuve, boîte 51QO/7.

[14] MELNIK Constantin (1994) p 363. Melnik affirme par ailleurs que l’opération en question s’est appelée « Opération Charogne ». Mais cette appellation n’apparait pour l’instant que dans le récit de Melnik. Le témoignage d’un des derniers membres de l’opération recueilli par RFI mentionne plutôt le nom de « Persil » pour l’ensemble de l’opération. « Pour autant que je me souvienne, l’opération portait le nom de PERSIL, mais c’était à un stade préparatoire de sa mise en œuvre. Ce genre d’opérations peut porter plusieurs noms selon la phase d’avancement de l’action. » Échange de courriel avec l’un des auteurs.

[15] Cf. GAILLARD (1995) t1, p 214.

[16] ROBERT Maurice (2004) p107.

[17] ROBERT Maurice (2004) p 106.

[18] ROBERT Maurice (2004) p 108.

[19] GUENA Yves (1982) pp 95-96.

[20] Cf. « Note d’information/Évolution politique de la République de Guinée ». État-major général de la Défense nationale, division renseignement. Document du 17 mars 1960. p3. Service Historique de la Défense, Archives de Vincennes, boîte GR9 Q5 122.