Selon les deux anciens joueurs, ce sont l’accessibilité et le démarchage des jeux d’argent en ligne qui les ont rendus addicts. (Photo : pixabay)
À Luxembourg, le Zenter fir exzessiivt Verhalen a Verhalenssucht propose des thérapies aux victimes d’une addiction. Deux anciens joueurs accros aux jeux d’argent en ligne témoignent.
Franck* a 57 ans et David, vingt ans de moins. Le premier est retraité et le second, fonctionnaire d’État. Cela fait respectivement un an et demi et six mois que leur vie a changé en s’asseyant pour la première fois sur le canapé d’Hamadou Zarmakoye (lire interview ci-dessous). Ce dernier est psychothérapeute au Zenter fir exzessiivt Verhalen a Verhalenssucht (le Centre pour comportements excessifs et addictions comportementales). Fondé par l’ASBL Anonym Glécksspiller, le centre propose notamment des thérapies pour les addictions en tout genre. Pour les deux hommes, le mal se trouvait dans les jeux d’argent, auxquels ils ont commencé à s’adonner presque avec insouciance.
«On commence en essayant une fois par mois, puis une fois par semaine, et c’est l’effet boule-de-neige. Si quelqu’un m’avait annoncé la suite il y a cinq ans, j’aurais dit « vous êtes fou, je peux gérer », mais c’est une maladie en fait», livre David, qui a commencé à jouer en ligne en 2013. Franck, lui, débute lorsque «des gens (lui) disent de mettre 50 euros pour tester». «Et après, c’est comme la mer : au début il y a dix centimètres d’eau, puis tu fais un pas et ce sont les profondeurs», décrit celui qui, lui aussi, perd définitivement pied en fréquentant les sites de jeux en ligne.
«La cuisine du diable»
Les deux joueurs sont unanimes : l’addiction est d’autant plus dangereuse qu’elle s’installe sans bruit. «Ça s’est mis en place peu à peu et quand on s’en rend compte, c’est déjà trop tard», confie David. «C’est devenu comme une cigarette», raconte Franck, qui n’arrive alors plus à regarder des films le soir, obnubilé par le jeu. «Parfois je jouais jusqu’à 3 h du matin et je me levais deux heures plus tard pour travailler.»
Ce comportement excessif est facilité par un accès facile aux jeux. «Il y a des machines dans tous les cafés et, avec son téléphone, on peut jouer partout», soupire le fonctionnaire. Bien que les casinos en ligne soient interdits au Grand-Duché, les joueurs peuvent accéder aux sites hébergés notamment à Malte. C’est à partir de la publicité de l’un de ces sites que le quinquagénaire a commencé. Attiré par un bonus offert de 250 euros, il clique sur le lien «et là, c’est la cuisine du diable qui s’ouvre».
«Je ne laissais personne entrer dans ma bulle»
Seuls face à leur écran, les deux Luxembourgeois s’isolent très vite. Aucun de leurs proches ne s’en rend compte. Sans odeur ni séquelles physiques, cette drogue est dissimulée sous un tapis de mensonges. «Un vrai joueur a ça dans le sang, il manipule tout pour que les autres ne voient rien.» Contre les questions sur un manque de sommeil, des demandes d’argent ou des refus de sortir, les joueurs trouvent la parade via une construction d’excuses, non sans rajouter un stress supplémentaire. «Pour savoir quoi dire à qui, je ne dormais pas la nuit», se rappelle David. Aujourd’hui, ce dernier a oublié une partie de cette double vie : «Je n’ai plus aucune idée de ce que j’ai fait ou dit. L’addiction aux jeux, c’est comme si on effaçait la vie.»
La solitude est telle que les joueurs perdent la notion de l’argent et des relations sociales. «Si on perd 400 euros un soir, comme dans la tête, il y a beaucoup de brouillard et alors qu’on devrait dire stop, on relance», témoigne Franck. En dépression et obsédé par le jeu, David, lui, perd trois emplois et sa vie sociale. «Je ne laissais personne entrer dans ma bulle, je ne suis même pas allé aux mariages de mes meilleurs amis.»
Une passion pour s’en sortir
Finalement, Franck parvient de lui-même à sortir la tête de l’eau. Le retraité commence à consulter des sites qui réalisent des bilans de ses pertes journalières, puis prévient sa famille et va consulter Hamadou Zarmakoye. Pour David, la sortie est plus douloureuse. «C’est comme si j’attendais que quelqu’un s’en rende compte. Je ne pouvais pas m’en sortir seul», explique-t-il. Il est donc coincé dans son monde jusqu’à ce que son «frère parle avec (son) oncle et se rende compte qu’(il) avai(t) des dettes un peu partout». Très vite, ses parents sont mis au courant et c’est le soulagement : «J’ai pleuré le jour où je leur ai dit, mais eux étaient zen, ne m’ont rien reproché et ça m’a libéré.»
Soutenu par sa famille, David rencontre, avec son père, les proches à qui il devait de l’argent, et avec son frère, les amis qu’il n’a cessé d’éloigner. Après l’explosion de la bulle, le retour à la réalité passe aussi par la confrontation au courrier qu’il n’ouvrait plus. «La banque voulait rompre mon prêt immobilier, j’avais l’huissier à la porte.» Ses parents l’aident à couvrir ses dettes immédiates de 40 000 euros, lui permettant ainsi de retrouver un emploi et une vie équilibrée.
Comme lui, Franck a arrêté de jouer du jour au lendemain, «même pour une tombola à la Schueberfouer». Ce dernier passe désormais ses soirées sur ses tableaux à l’aquarelle. Une échappatoire indispensable selon lui : «Si on veut arrêter, il faut un hobby.» Pour David, le nouveau pilier de sa vie se trouve dans le sport, qui lui a permis de perdre 28 kg depuis avril. «Vous auriez dû me voir il y a huit mois pour voir la différence», lance fièrement celui pour qui le jeu «paraît déjà loin à l’heure actuelle».
* Les prénoms ont été modifiés